Sarkozy et les riches

En pleine crise, la controverse sur le  » bouclier fiscal « , instauré par Sarkozy, relance le débat : ce président est-il d’abord celui des Français les plus favorisés ? Ses attaques contre les dérives de certains patrons allument des contre-feux. Mais ses rapports décomplexés avec l’argent, de son salaire à son train de vie, alimentent la polémique.

C’est une cérémonie de dé-corations qui se déroule au palais de l’Elysée, au début de 2008. Des personnalités prestigieuses y assistent, mais le président de la République française s’attarde d’abord avec des directeurs financiers de grands groupes. Et lâche soudain, sous le regard médusé de l’assistance :  » Vous devez bien gagner votre vie !  » Tout le rapport de Nicolas Sarkozy avec l’argent est résumé par sa remarque : au-delà de son penchant personnel, son attitude décomplexée sur un sujet tabou en France et ses provocations assumées.

En période normale, le comportement du chef de l’Etat suscitait déjà des controverses ; en pleine crise, il pose un problème politique. Manquaient une phrase qui sonne comme un slogan et un débat droite-gauche lancé sur de mauvaises bases. L’une et l’autre sont arrivés. Avec sa formule choc –  » Si, à 50 ans, on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a raté sa vie  » – le publicitaire Jacques Séguéla, si prompt à revendiquer sa promiscuité avec le chef de l’Etat, a semblé donner le ton d’une époque –  » Il est le premier qui a réellement traduit la pensée de Nicolas Sarkozy « , remarque François Bayrou. En posant elle-même la question de la justice du bouclier fiscal, à quelques heures d’une journée d’action syndicale, la majorité a ajouté ce qu’il fallait d’huile sur un feu qui couvait. Et que résume une question embarrassante quand les vaches sont maigres : l’ex-maire de Neuilly est-il devenu le président des riches ?

Evidemment, le chef de l’Etat a allumé des contre-feux : une sortie, minutieusement préparée, dans une conférence de presse pourtant consacrée à un sommet européen, contre les dirigeants de la Société générale qui voulaient toucher des stock-options (le 20 mars) ; un meeting dans une ville populaire, Saint-Quentin (Aisne), destiné à rappeler sa volonté de  » justice  » (le 24 mars). Mais l’épisode du séjour privé – et luxueux – des Sarkozy au Mexique a brouillé le message.  » Des vacances ? Deux nuits et une journée, après trois semaines consacrées sans interruption au travail !  » s’insurge le secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, qui poursuit :  » Nicolas Sarkozy n’a jamais été à l’hôtel. Nous ne nous étions pas renseignés sur le propriétaire des lieux, puisque notre interlocuteur était le président mexicain. Il apparaît que c’est un membre du board de la Federal Reserve Bank of New York : vous croyez que les Américains y invitent des narcotrafiquants ?  » Une colère partagée et relayée par l’épouse du président.

Si la séquence a rencontré un tel écho, c’est parce qu’elle a rappelé les deux actes fondateurs du quinquennat – deux sparadraps du capitaine Haddock pour le prix d’un : la nuit au Fouquet’s, le soir de sa victoire, qui fit l’objet d’un livre d’Ariane Chemin et Judith Perrignon, dont le président mesura vite la portée symbolique :  » Après ça, tout le monde a dit : « C’est un homme d’argent, à peine arrivé au pouvoir, il remercie ses amis du Fouquet’s » « , commenta-t-il, furieux. Et la fameuse  » retraite  » sur le yacht de Vincent Bolloré. Dès les premiers jours était ainsi accrédité le thème  » Nicolas Sarkozy, le président qui aime les riches « .

Le 6 mai 2007, jour de son élection, est aussi, il est vrai, leur victoire. Si l’ex-ministre de l’Intérieur a su attirer les voix d’un électorat populaire, il a été le champion des plus aisés. Quelque 57 % des Français avec un  » revenu élevé  » l’ont choisi (contre 53 % pour l’ensemble des votants), selon un sondage Ipsos. A la tête de l’UMP, il a chouchouté les adhérents les plus argentés, comme rarement un parti l’avait fait en France. Les quelque 300 à 400 généreux donateurs (qui versent une cotisation annuelle comprise entre 3 000 et 7 500 euros, le maximum autorisé par la loi) étaient regroupés au sein du  » premier cercle « . Et régulièrement réunis, à ce titre, dans un grand hôtel parisien, où ils avaient droit à des meetings privés de leur héros. L’élection de ce dernier n’a pas entraîné la disparition du  » premier cercle « . En février, ses adhé-rents ont assisté, en toute discrétion, à un show présidentiel, au Bristol, l’un des hôtels chics de la capitale. Devant Jean-René Fourtou ou Laurent Dassault, l’un des fils de Serge, Nicolas Sarkozy a détaillé son action. La parole très libre, puisqu' » il n’y a pas de journalistes « .

Leur a-t-il vraiment avoué le fond de sa pensée ?  » Les dîners à 1 000 euros le couvert, vous croyez que j’en ai pas marre ? A faire la pute pour ramasser de l’argent. Tous ces cons !  » confiait-il pendant la campagne (1). Car le chef de l’Etat méprise les héritiers, lui qui n’a reçu aucun bien de ses parents et à peine 20 dollars américains de son grand-père adoré. Lui qui n’a certes manqué de rien dans son enfance, mais qui dut se passer du superflu. Cités dans Les Sarkozy, une famille française, d’Elise Karlin et Pascale Nivelle (Calmann-Lévy), ses deux frères résument la situation :  » Chez les grands bourgeois, nous étions assis, mais en bout de table  » (Guillaume) ;  » On allait dans une école privée, mais on avait des difficultés à partir en vacances. On était à la fois dedans et dehors  » (François).

L’argent qui  » fascine « , selon le mot d’un ministre, le président, c’est celui qui témoigne de la réussite. Ce sont ces riches-là, Martin Bouygues ou les Lagardère père et fils, qu’il côtoie depuis le début des années 1980, ce sont ces riches-là dont il a adopté le mode de vie. De beaucoup il est devenu l’ami. Souvent, il a fréquenté leurs repaires, passant ses week-ends à l’hôtel Normandy, à Deauville, ses vacances à l’hôtel Hermitage, à La Baule, puis au Pyla, sur le bassin d’Arcachon.

De la manière dont ces self-made-men sont parvenus au sommet il a fait un modèle politique. A l’automne 2007, il décore le ponte de la finance Antoine Bernheim de la grand-croix de la Légion d’honneur. Le banquier est le premier homme d’affaires à être récompensé de la plus haute distinction de la République. Si Nicolas Sarkozy honore ainsi l’ascension exceptionnelle d’un patron, il veut également, dit-il lors de la cérémonie,  » aider la France à régler ses comptes vis-à-vis de l’argent et son problème vis-à-vis de la réussite « . Le 5 mars 2008, lors d’un très officiel discours sur sa politique économique, il livre une autre de ses vérités :  » Moi, vous savez, ce n’est pas les gros salaires qui me choquent, mais les gros salaires, c’est pour les grandes responsabilités. « 

C’est ainsi que l’argent a presque tourné, chez lui, à l’obsession.  » Il vit entouré de gens riches, il multiplie les allusions, dans la discussion, au prix des choses « , note un ministre. De fait, l’argent décomplexé est aussi une affaire de langage. Quand il remet la Légion d’honneur à Stéphane Richard, ex-patron de Nexity et futur directeur du cabinet de Christine Lagarde, le 23 octobre 2006, il lui annonce :  » Un jour, je serai aussi riche que toi !  » Pendant la campagne présidentielle, il lâche :  » Ah ! Les costumes ! Une blinde, les costumes ! Moi, je transpire beaucoup, j’en flingue un par meeting. Et je ne m’habille pas chez Tati, alors forcément ! (1)  » Une autre fois, il chuchote à son voisin, à propos de Franck Riboud, patron de Danone, qu’il reçoit à l’Elysée :  » Il se bourre. Tous ces gens-là, ils se bourrent.  » A Raymond Soubie, son conseiller chargé des questions sociales, il lance régulièrement :  » Raymond, vous qui avez fait fortune !  » Et lorsqu’il parle de quelqu’un qui  » pèse  » tant, ce n’est pas de kilos qu’il s’agit. Le 20 décembre 2007, sa rencontre avec Benoît XVI l’a curieusement inspiré : dans l’avion du retour, il expose à ses invités comment il pourrait s’enrichir plus tard.  » Il sait qu’il aura une vie après l’Elysée, il a observé comment Henry Kissinger, Bill Clinton ou Tony Blair se sont débrouillés « , raconte un membre du gouvernement.

Pour une  » rupture « , c’en est une. François Mitterrand avait le verbe percutant sur  » l’argent qui corrompt « ,  » l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes « , mais un comportement plus ambigu. Jacques Chirac cultivait l’argent discret : ses vacances à l’île Maurice sont longtemps restées cachées, jusqu’au fameux reportage de Paris Match, en août 2000, qui révéla le prix de sa suite (environ 3 350 euros la journée). Ces deux présidents avaient  » leur riche « , André Rousselet et François Pinault. Nicolas Sarkozy a toujours estimé que l’on demandait à un homme politique d’  » être efficace « , pas de  » vivre modestement « . Il l’a presque théorisé. Il l’a souvent assumé. Au risque d’être rattrapé régulièrement par la polémique sur son train de vie. C’était avant la  » crise du siècle « , comme il l’appelle. Celle qui bouleverse le regard de la société sur l’argent.

(1) Des hommes d’Etat, de Bruno Le Maire. Grasset.

Eric mandonnet et Ludovic Vigogne

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