Le Mandarin merveilleux, un ballet orgiaque et carnavalesque. © c. van der burght

Sang pour sang troublant

Le Château de Barbe-Bleue, suivi du Mandarin merveilleux : Christophe Coppens met en scène deux oeuvres sulfureuses de Bartók, pour en finir (ou pas) avec la guerre des sexes.

Des chaînes, des couteaux, des broches et des pieux incandescents pendus au plafond. Plus loin, deux vitrines de mitraillettes et d’armes de poing. Judith, qui ouvre une à une les portes des pièces interdites, inspecte la salle de torture et l’arsenal, et les taches rouges qui en maculent les murs.  » Tu as peur ?  » lui demande-t-il, et on ne sait si un oui de la jeune femme chagrinerait le bourreau, ou le réjouirait davantage. Mais elle s’en moque. Entre attraction et répulsion, elle veut juste savoir.  » Prête à réchauffer les pierres avec son corps « , elle a quitté ses proches pour cet homme énigmatique, et c’est son choix assumé d’aller percer sans effroi les secrets intimes de Barbe-Bleue. Lui, sombre en chaise roulante, assiste presque impuissant à cette fouille en règle de son âme, dans son château plein de miroirs gris métallique, où des formes froides et cubiques sortent du sol comme des blocs géants de pyrite. Jamais ils ne se touchent, à peine ils se regardent. Et en une heure, l’affaire est emballée, à l’instar des précédentes épouses du seigneur, qu’on découvre figées dans une gangue… Dans une conception stylisée, épurée du Château de Barbe-Bleue (1918), l’unique opéra du hongrois Béla Bartók, Christophe Coppens (qui assume aussi les décors et les costumes) met en forme le voyage initiatique d’une héroïne de conte gothique (la mezzo-soprano Nora Gubisch, hiératique) à travers la psyché complexe, et confuse, de l’archétype du pervers-qui-cache-bien-son-jeu (la basse croate Ante Jerkunica).

Sexualité et pouvoir

Après l’entracte se dresse sur scène le même échafaudage de boîtes vitrées, devenues… chambres de maison close pour les besoins du Mandarin merveilleux (1924), une  » pantomime « , selon le compositeur lui-même. Sexualité et pouvoir inondent pareillement ce ballet carnavalesque (qui fit scandale, en son temps), et d’une façon beaucoup moins sage que dans le  » palais des glaces  » du barbu fêlé. Au sobre récit chanté des doutes sur l’essence véritable de l’Autre, se substitue, en effet, un tourbillon orgiaque de comportements étranges, performés par six danseurs qui racontent en gestes l’histoire d’un bordel visité par des clients sans le sou, dont un Chinois aux dons surnaturels – mais pas invincibles, puisqu’une prostituée aura sa peau. Dans cet univers fluo psychédélique, aux antipodes du château sépulcral d’avant la pause, Coppens laisse libre court à son grand talent de metteur en scène de  » capharnaüms  » bariolés : victimes du despotisme de leur proxénète (un costaud de foire en short rouge, qui adore bastonner son monde à coups d’orque gonflable), les filles de joie mènent une guerre effrénée pour vivre libres, en harmonie avec les déchaînements de la musique moderniste de Bartók, bien servie par le chef Alain Altinoglu. Et même si Coppens renonce à défendre une thèse, trop heureux de laisser chaque fois, dans ce diptyque grinçant ouvert à lectures psychanalytiques, une fin ouverte, il semble suggérer que les femmes, toutes les femmes, finissent par y triompher…

Le Château de Barbe-Bleue et Le Mandarin merveilleux, de Béla Bartók, jusqu’au 24 juin, à La Monnaie, à Bruxelles. www.lamonnaie.be

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