La foire du livre de Francfort, une affolante fourmilière où sont signés les best-sellers de demain. © Boris Roessler/reporters

Salle des ventes

Une foire du livre qui déchaîne les enchères – et les passions ? C’est possible, et ça se passe à Francfort, ville de banquiers changée, chaque année, le temps de cinq jours, en capitale éphémère de l’édition mondiale.

« La dernière fois que je suis venue à Francfort, c’était en 1989. Un mois plus tard, le mur de Berlin tombait ! C’est incroyable, quand on y pense…  » Il est 11 heures et le train file à pleine vitesse à travers les forêts automnales. Voiture 22, place 86, la romancière Annie Ernaux est l’une des invitées de la foire de Francfort. Francfort-sur-le-Main. C’est là, comme chaque année à la mi-octobre, que se tient l’un des plus impressionnants salons du livre du monde (300 000 visiteurs, 7 000 exposants et 12 000 journalistes). Un immense lieu d’échanges, avant tout professionnel : les éditeurs de partout viennent traditionnellement ici vendre et acheter, en vue de les traduire, les livres qui dessineront le paysage de la littérature la plus contemporaine.

Annie Ernaux n’est pas la seule Française à faire le voyage cette année : pour la première fois depuis 1989, la France est l’invitée d’honneur de l’Allemagne sous la bannière  » Francfort en français « , et ils sont 130 écrivains de l’Hexagone à s’y presser. Bernard Pivot et Virginie Despentes en tête, la délégation Goncourt y annoncera même la deuxième sélection du prix le plus convoité de l’année littéraire. Dans le train ce matin-là, l’auteure de La Place est accompagnée de son éditrice allemande. Publié en 2008 chez Gallimard, Les Années vient juste d’être traduit aux prestigieuses éditions Suhrkamp,  » importateur  » historique de Francis Ponge, Maurice Blanchot ou Claude Simon. C’est l’un des événements de la rentrée littéraire locale : le lendemain soir, le roman sera même discuté, ou plutôt  » disputé  » lors d’une émission télé phare en Allemagne, Das Literarische Quartett.  » C’est une émission très suivie, très prescriptrice, un peu l’équivalent de feu votre Apostrophes « , explique Anna Schneider dans un français sans accroc. Die Jahre sort en allemand vêtu d’un bandeau de célébration explicite :  » Der Bestseller aus Frankreich « . On aurait presque tendance à l’oublier : les livres qui comptent ont la vie longue. Recouverts par le temps, remisés dans l’ombre d’autres actualités, ils peuvent même, à la faveur d’une traduction, renaître ailleurs, sous une nouvelle peau. Et refaire événement.

La vitesse des affaires

Dès l’entrée du bâtiment qui accueillait, quelques jours encore auparavant, un salon de l’auto, la première impression est au gigantisme. La deuxième, plus précise, au stakhanovisme. Sur les stands, dans les escalators, les étages, les halls, les allées et les pavillons, on se bouscule, on carbure au café, on accumule du retard, on dépense ses cartes de visite, on enquille les rendez-vous, on change de langue, on oublie le nom des gens. Acheter, vendre : tout va très vite. De cette vitesse singulière des affaires.  » Si vous venez ici pour acquérir des droits, ce qui est notre cas, vous fixez à l’avance un planning de rendez-vous. C’est bien simple : la foire dure cinq jours et ses heures d’ouverture sont assez limitées. Si vous vous organisez bien, et changez de table toutes les demi-heures, vous arriverez à voir en gros entre 70 et 90 personnes sur sa durée.  » Editeur chez Albin Michel, Francis Geffard est un spécialiste de la littérature américaine. Depuis qu’il est à la tête de sa collection Terres d’Amérique, il a accroché quelques puissantes plumes à son catalogue : Louise Erdrich, Donald Ray Pollock – ou plus récemment le prix Pulitzer Colson Whitehead. Bien entendu, Francfort est un rendez-vous obligé de son agenda annuel.  » Le but du jeu, c’est d’avoir la présentation des listes des éditeurs. Ce qu’ils ont à présenter : nouveaux auteurs, nouveaux manuscrits qui sont offerts aux éditeurs étrangers. C’est une tour de guet, pour discerner ce qui peut être digne d’intérêt.  » Parmi les dix à douze livres qu’il édite chaque année, trois en moyenne sont conclus à Francfort, ou dans son sillage direct.  » On le sent vite, si on a une intuition ou une attirance pour un livre. Ça n’est pas très dur. C’est un peu comme quand on a envie d’aller voir un film au cinéma, ou lire un livre pour le week-end : il faut se laisser guider.  »

En quelques années, l’éditeur américanophile a forcément vu le bruit de la foire refléter les grandes mutations de l’édition. La circulation des manuscrits sur Internet ( » Avant, si on n’arrivait pas à mettre physiquement la main sur un livre, on ne l’avait pas ! « ), le rôle grandissant, depuis une vingtaine d’années, des redoutables agents littéraires aux Etats-Unis (les auteurs sont de plus en plus nombreux à leur confier leurs droits, au détriment de leurs éditeurs) et la crise financière de 2009, qui a précipité le renvoi de nombreux éditeurs aux Etats-Unis – souvent les plus jeunes, et les plus audacieux -, privant l’édition américaine d’une partie de son versant le plus aventureux.  » Le milieu est devenu plus concentré, et la pression de la rentabilité encore plus présente. Et donc, il y a énormément d’éditeurs qui déclarent que chaque livre imprimé doit être rentable, ce qui est objectivement impossible. Il y a beaucoup de polars, beaucoup de romans de vampires… Il y a eu la vague Sex and the City, la vague Fifty Shades of Grey, la vague La Fille du train… du bus, de la salle de bains (rires). L’édition commerciale a un peu pris le pas. On constate quand même un recul très net de la littérature.  »

Car autoroute d’informations, fourmilière de transactions et de prises de contact, Francfort est aussi, par tradition, le lieu du lancement des buzz -ce qu’on appelle les hot books. Parfois de futurs livres cultes. Francis Geffard nous raconte, par exemple, comment il est parvenu à éditer, en 2010, Le Diable tout le temps. Avant la foire, l’agent de Donald Ray Pollock souhaitait le changer d’éditeur. Il envoie alors le manuscrit largement.  » Il y a eu des enchères. Et bien sûr, à ce moment-là, c’est l’argent qui entre en ligne de compte. Si mes souvenirs sont bons, on avait acheté les droits pour 20 000 euros, ce qui n’est vraiment pas une somme extravagante. Vous avez des éditeurs qui achètent, ici, un livre pour 100 000, 150 000 euros, ce qui est totalement déraisonnable…  »

L’offre et la demande

 » Cela fait trente-huit ans que je viens à Francfort. J’aime être ici, présenter la production. Et puis, c’est important, pour les auteurs, d’être défendus, de savoir qu’on cherche pour eux des éditeurs à l’étranger.  » Hall 5.1, allée E, Paul Otchakovski-Laurens, fondateur et directeur des éditions POL, représente l’un des catalogues les plus exigeants et défricheurs de la production française. Pas son plus commercial, donc. Maison de Georges Perec, de Marie Darrieussecq et d’Emmanuel Carrère, les éditions POL éditent peu mais bien : 40 à 45 livres par an. Cette année, la maison essentiellement occupée par la littérature française propose treize titres en cession de droits.  » La vente des droits, c’est une part importante du chiffre d’affaires. Une part indispensable. Disons que sans ça, l’équilibre serait problématique.  »

Pour POL, beaucoup de choses ont d’ailleurs changé à Francfort, quand en 1996, l’incroyable succès surprise du tout premier roman de Marie Darrieussecq (Truismes) l’a poussé à négocier un tournant international.  » La rumeur s’était répandue, et les gens faisaient la queue, plusieurs éditeurs prenaient des options à la fois !  » Depuis, la structure parisienne s’est dotée d’un service interne spécifiquement consacré aux droits. L’éditeur a désormais ses partenaires récurrents – ses  » maisons soeurs  » en Italie, Allemagne, Espagne, Pays-Bas, pays du Nord, Scandinavie surtout,  » des éditeurs un peu plus littéraires que la moyenne « .  » Ici à Francfort, les gens sont à la recherche de livres qui marchent, ou qui pourraient marcher. Traduire un livre est plus cher que de le publier dans sa propre langue. Il y a un désir de rentabilité. La première question qu’on nous pose, c’est donc, traditionnellement, quels livres ont marché ? Les deux autres critères sont l’accueil critique et l’originalité du livre. Mais le premier critère reste tout à fait déterminant : si on a vendu 200 exemplaires d’un livre, même s’il était particulièrement original, ça n’intéresse pas. Un autre critère, c’est la taille des livres. Quand les livres sont trop gros, les éditeurs reculent…  »

Autre résistance, qui pose question : une certaine frilosité à la spécificité.  » Il arrive qu’on nous refuse l’achat d’un livre parce qu’il est considéré comme « trop français ». Je ne l’ai jamais compris ! Qu’un livre soit trop italien, ou trop anglais, pour moi, c’est justement un critère, en tant que lecteur : c’est ce que je recherche, que ce soit le plus dépaysant. Je pense que « trop français », c’est l’argument quand les gens n’ont pas d’argument…  »

De la France à la francophonie

Invitée d’honneur, la France avait justement décidé d’associer cette année la Suisse francophone, le Luxembourg et la Belgique francophone à cette mise en avant globale de la littérature en français. Emboîtant le pas à la reine Mathilde spécialement dépêchée sur les lieux, les Belges avaient donc fait le déplacement en nombre. On trouvait notamment – aux côtés des incontournables Jean-Philippe Toussaint, Paul Colize ou Thomas Gunzig – les ambassadrices de la littérature jeunesse Kitty Crowther ou Anne Brouillard. Et, bien sûr, une autre queen : Amélie Nothomb.  » Outre mon éditeur français Albin Michel, j’ai 45 éditeurs, donc 46 en tout sur terre. Ce qui est extraordinaire à Francfort, c’est qu’on les rencontre tous en une fois ! Francfort résout le problème de l’internationalité ! C’est comme si on faisait 125 voyages en cinq jours !  » Imperdable chapeau noir corbeau et fidèle coupe de champagne au bec, l’oiseau est pour l’heure la cible d’une petite file d’inconditionnels, et d’autant d’invitations à des événements littéraires parfois obscurs aux quatre coins du globe.  » Non écoutez, pour l’instant, je suis absolutely full ! Mais vous savez, on va encore vivre de nombreuses années !  »

Romancière qui maîtrise l’art de la mise en scène aussi en dehors de ses livres, Amélie Nothomb est l’une des rares écrivaines belges à bénéficier d’un passeport international aussi tamponné.  » Vous savez, la traduction, c’est impossible à imaginer. La prise de risque est grande. Je ne suis capable de contrôler que l’anglaise ! Même pas la néerlandaise ! Il arrive régulièrement que des lecteurs m’écrivent pour dénoncer des erreurs qu’ils ont repérées, dans certaines traductions. Mais je ne les fais pas corriger parce que c’est tellement drôle… Quand on y pense, on ne peut déjà pas contrôler ses enfants, alors ses petits-enfants, pensez-vous, c’est impossible ! Ce qui me frappe, en revanche, c’est à quel point tous les éditeurs étrangers entrent dans mes livres. Qu’ils soient indiens, coréens, finlandais, ils y entrent de plain-pied. Ils ne considèrent pas que mon travail soit belge, ou francophone. Ils considèrent que c’est une oeuvre mondiale. Une oeuvre planétaire !  » La littérature est un jeu où se redéfinit sans cesse la notion de frontières.

Par Ysaline Parisis, à Francfort

Autoroute d’informations, Francfort est aussi le lieu du lancement des  » hot books  »

 » La première question qu’on nous pose, c’est : quels livres ont marché ?  »

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