Sac de noeuds

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Contrainte de se réformer rapidement pour affronter la concurrence, la SNCB s’égare pourtant dans des procédures bouffonnes. Démission, accusations et démentis se succèdent. A qui profite le crime ?

« Pantalonnade: farce burlesque assez grossière. » Voilà, précisément, le type de spectacle auquel on assiste, ces derniers jours, à la SNCB. Tous les ingrédients y sont: la nomination, globalement saluée, de Christian Heinzmann, jusqu’alors patron de la compagnie aérienne Luxair, à la tête de la société ferroviaire, ses révélations concernant les pressions et menaces subies, sa spectaculaire démission, et la réaction outrée de José Damilot, le président de la CGSP-Cheminots. Directement mis en cause, celui-ci envisage de déposer une plainte pour diffamation et calomnie. La cerise sur le gâteau ? La prestation vaudevillesque de Christian Heinzmann devant la commission de l’Infrastructure de la Chambre.

De tout cela, on pourrait rire, si les enjeux du dossier SNCB n’étaient à ce point capitaux. Quelque 42 000 personnes font quotidiennement tourner ce rouage essentiel de la vie économique du pays. A quelques encablures de la libéralisation du secteur et de la concurrence qu’elle générera, le rail doit assurer sa nécessaire mutation dans des délais très courts.

Les derniers événements auront mis, ou remis, en lumière des pratiques politico-syndicales, au sein de la SNCB, que l’on dirait héritées d’un autre âge: la politisation des nominations, le poids des organisations syndicales, l’habileté des différents partis politiques à se répartir les bénéfices d’investissements financiers colossaux. La SNCB, qui devait – et peut encore – servir de cadre à la nouvelle-culture-politique-tant-attendue, ne l’a, à ce jour, pas vu venir. Rétroactes.

Le 1er mai, Christian Heinzmann, nommé administrateur délégué de la SNCB en remplacement d’Etienne Schouppe depuis le 25 avril, annonce sa démission avec fracas. La lettre qu’il adresse à Isabelle Durant (Ecolo), ministre de la Mobilité et des Transports, fait état de « nombreuses pressions dont certaines, graves, s’apparentent à de l’intimidation, voire à des menaces. (…) Je ne m’attendais certes pas à une partie de plaisir et j’avais pris toute la mesure du défi en termes de management. Néanmoins, il m’est difficile de considérer que je serai en mesure de remplir ma tâche en étant confronté à de tels blocages, y compris au sein du management et des représentants syndicaux, jusqu’aux plus hauts niveaux dans l’un et l’autre cas. »

On apprendra par la suite que, à peine nommé, le nouveau patron de la SNCB a reçu de nombreux coups de téléphone à son domicile privé, de jour comme de nuit, anonymes ou identifiés, l’invitant, en termes à peine voilés, à filer doux. L’un de ces interlocuteurs le met en garde contre toute velléité d’intervention dans le délicat dossier du patrimoine de la SNCB. Selon Christian Heinzmann, José Damilot (CGSP) lui annonce tout de go qu’il enquêtera sur lui et évoque une éventuelle paralysie du pays au cas où le nouvel administrateur délégué n’avaliserait pas la convention collective de travail signée par les syndicats et Etienne Schouppe quelques jours avant le départ de ce dernier.

Cette démission suscite un tollé. José Damilot nie catégoriquement avoir menacé Christian Heinzmann, même s’il reconnaît avoir évoqué, lors d’un entretien téléphonique avec le nouveau patron du rail, le sort du dernier Anversois nommé à la tête de la SNCB, Honoré Paelinck, qui n’y était resté que quelques mois.

Outrés, le comité de direction et les cadres supérieurs de la société des chemins de fer jurent n’avoir eu aucun contact avec Christian Heinzmann ou démentent toute tentative d’intimidation. Dans l’opposition, certains partis réclament la démission d’Isabelle Durant.

Dans ce tohu-bohu, quelques voix appellent à la raison, insistant sur l’urgence qu’il y a à réformer la SNCB pour la préparer à la libéralisation du rail (le transport de marchandises par rail sera entièrement ouvert à la concurrence en mars 2003) et à assurer son redressement financier, en dépit d’une dette impressionnante. De nombreux parlementaires, estimant que Christian Heinzmann en a dit trop ou trop peu, demandent qu’il vienne s’expliquer en commission.

Le lundi 6 mai, le nouveau conseil d’administration de la SNCB, présidé par Alain Deneef, se réunit pour la première fois. Christian Heinzmann y assiste, pour la forme, afin de garantir la parité linguistique du conseil.

L’après-midi même, il est entendu par la commission Infrastructure de la Chambre mais souhaite s’exprimer à huis clos. En séance publique, Christian Heinzmann récapitule néanmoins la chronologie des derniers jours, insistant sur la précipitation avec laquelle son engagement se serait opéré, sur les réserves qu’il a exprimées par rapport à sa candidature, sur le peu d’informations relatives à ses futures conditions de travail. « Je n’ai eu que quelques minutes pour parcourir les textes qui réforment la loi de 1991 sur les entreprises publiques », explique-t-il ainsi. Enfin, il évoque un courrier que lui a adressé le syndicat libéral flamand (VSOA), dont il ressort que la comptabilité de la SNCB est sujette à caution.

A huis clos, Christian Heinzmann écoute ensuite longuement les questions des députés mais ne prend pas de notes. Quelque deux heures et demie plus tard, sans y avoir répondu, l’homme doit rentrer sans tarder à Luxembourg. Il s’attendait, dit-il, à recevoir une liste écrite d’interrogations, et à disposer de temps pour pouvoir y donner suite. « Un véritable cirque ! » s’exclame le député Raymond Langendries (PSC), à la sortie de la réunion de la commission. « Cet homme-là ne m’a pas fait forte impression », résume Bart Somers (VLD). Christian Heinzmann devait être réentendu par cette commission le vendredi 10 mai, en présence d’Isabelle Durant.

Cette prestation en laisse plus d’un sceptique. Les allégations avancées par Christian Heinzmann dans sa lettre de démission semblent lentement se dégonfler. Et les chiffres transmis par le VSOA ? « Il s’agit d’une analyse qui s’appuie sur les chiffres du rapport annuel 2001 de la SNCB, assure le syndicat libéral. Nous n’avons jamais dit qu’ils étaient faux. »

Nombreux sont ceux qui pensent aujourd’hui que Christian Heinzmann a pris peur devant l’ampleur de la tâche. Dans ce cas, disent-ils, c’est une bonne chose qu’il ait renoncé d’emblée: la place d’administrateur délégué de la SNCB n’est pas fait pour les tendres. Cette démission pourrait aussi être dictée par des motifs personnels et familiaux. « C’est parfaitement légitime, mais que Heinzmann le dise, alors ! » s’emportait la députée PS Karin Lalieux, au sortir de la commission de l’Infrastructure. « Nous ne pouvons pas accepter que quelqu’un mette ainsi en cause la direction de la SNCB, les syndicats et le gouvernement sans rien démontrer, tranche Henri Monceau, chef de cabinet de la ministre Isabelle Durant. Franchement, on n’avait aucune raison de penser que ça dégénérerait comme ça. Ça ne rime plus à rien. Nous regrettons la situation, mais nous l’assumons. »

Du pain sur la planche

Quelle que soit leur issue, ces différentes péripéties laisseront des traces. D’abord, parce qu’elles ne sont guère de nature à convaincre des gestionnaires compétents de postuler pour la place d’administrateur délégué de la SNCB. « Le prochain patron du rail devra partir du principe que ce sera pire que ce qu’on lui en a dit, en dépit des garanties que nous pourrions lui donner », confesse Henri Monceau. Les candidatures, clôturées le 17 mai, devraient déboucher sur une nomination quelques jours plus tard.

Ensuite, parce qu’elles ont donné une idée claire du travail qui reste à accomplir pour faire de la SNCB une entreprise à la gestion transparente, non partisane et dénuée de toute influence politique. A ce jour, à titre d’exemple, 27 des principaux postes de gestionnaire du rail font l’objet d’une scrupuleuse répartition entre les familles sociale-chrétienne et socialiste: 15 sont dévolus à la première, CD&V et PSC confondus, 9 à la seconde, selon le rapport annuel de la SNCB. « Les liens entre le monde politique et la SNCB constituent une véritable toile d’araignée qui nous semble malsaine », estime Guy Baucant, le secrétaire adjoint du SIC (Syndicat indépendant des cheminots).

Les contacts étroits qui unissaient les organisations syndicales et l’ancienne direction sont de même nature. Les vitupérations de José Damilot (CGSP), si légitimes soient-elles, n’en ont pas moins confirmé l’impression selon laquelle les organisations syndicales n’ont toujours pas digéré d’être exclues du conseil d’administration et restent hostiles à tout administrateur délégué qui ne viendrait pas du sérail. Les chefs de file syndicaux n’ont jamais caché qu’ils souhaitaient le maintien d’Etienne Schouppe à son poste. En raison de sa compétence ferroviaire, certes. Mais aussi pour conserver le bénéfice de certaines pratiques mises en place sous son règne. Ainsi, par exemple, les primes syndicales – passées de 2 000 francs par personne en 1997 à 3 000 francs (75 euros) depuis lors -, légalement accordées par la direction de la SNCB aux organisations syndicales, leur sont attribuées sur la base fixe de 40 000 affiliés, ce qui ne correspond pas à la réalité. Chaque année, les syndicats reçoivent donc quelque 3 millions d’euros, à distribuer à leurs membres. Le solde, perçu au nom de salariés non syndiqués, reste dans leur escarcelle. De la même manière, la SNCB prend en charge la rémunération (4 millions d’euros) de 74 délégués syndicaux permanents en fonction d’une clé de 1 délégué pour 650 salariés. Cet accord, signé entre Etienne Schouppe et les syndicats en 1997, prend fin cette année. Rien ne dit que le successeur de l’administrateur délégué consentira les mêmes efforts pour assurer la paix sociale dans l’entreprise. « La place, importante, que les syndicats ont eue à la SNCB, depuis 1926, a parfois pesé très lourd, reconnaît Albert Stassen, ancien administrateur (PSC) de la société. Avec Etienne Schouppe, le modus vivendi mis en place a assez bien marché. »

Des placards obstinément fermés

Ce modus vivendi portait aussi sur les procédures de nominations au sein de la SNCB, puisque ce type de décision était pris en commission paritaire. « Depuis quarante ans, il faut être syndiqué pour être promu aux postes importants, confirme M. Vermeulen, président du syndicat libéral flamand (VSOA). Il y a même des gens qui s’affilient aux deux principaux syndicats pour ne pas rater une nomination. » Ce que démentent leurs chefs de file. Le comptage des affiliés ne permet pas de se faire une idée précise du taux de syndicalisation: une telle opération n’a lieu que tous les six ans et ne se répétera qu’en juillet prochain.

En dépit de ces multiples obstacles, il faudra bien que quelqu’un prenne, enfin, les rênes de la SNCB. Il se pourrait que ce soit, finalement, un candidat « maison » qui l’emporte. « On aurait, alors, fait beaucoup de bruit pour rien, estime un ancien administrateur. Pour diriger le rail, il faudrait quelqu’un qui ait le courage de dire « Maintenant, ça suffit ! » Quelqu’un qui se décide, aussi, à ouvrir tous les placards. Faut-il qu’ils soient pleins pour que ces changements suscitent de telles résistances.. »

Laurence van Ruymbeke

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