Rosanne Mathot

Rwanda Requiem

Où Bruxelles croit se réveiller à Kigali, en 1994 : miliciens, Casques bleus et kalachs.

–  » Je te répète que je ne suis pas fâché, Lorelei, je te dis les choses comme elles sont.  »

–  » Ulysse, mes nattes, c’est un hommage !  »

–  » Non, Lorelei. C’est une appropriation. Suis-moi bien, parce que c’est là que ça devient inté…  »

La fin de ce mot-là, la blonde serveuse tressée du Geyser ne l’entendit jamais. De fait, les syllabes embouteillaient la gorge de son collègue rwandais, y faisaient obstruction. Il faut dire que d’inattendus tirs en rafale, des cris et des giclées sanglantes ne rendaient pas le dialogue facile. En ce mois d’avril, Bruxelles ressemblait à la guerre. Bruxelles ressemblait à l’Afrique, comme si la ville en avait soudain eu assez de se faire saucer par la pluie, marre de ce ciel gris, si sale et si bas qu’on n’avait qu’à tendre un peu la main, pour le faire blinquer (1).

Chaleur inhumaine. Soleil malade et enflé rôtissant les visages. Foule noire, tissus bariolés, Casques bleus. Entre les bananiers atomisés, de petites vaches égarées meuglaient tristement. Partout, des monticules de douilles et d’ordures, de la poussière rouge, des murs balafrés, un bitume crevassé, des pick-up fumants. Il y avait une agitation folle. La ville semblait se déplacer toute seule. Au-dessus de Lorelei et d’Ulysse, l’ombre des pales d’un hélico qui bourdonnait comme un frelon, mitraillettes au taquet. Un ratatatatatata féroce arracha les habits du duo qui virgula, hagard, sur le trottoir. L’air était chaud, lourd, irrespirable. Nouveau tir sifflant entre les bâtis. Ulysse, trempé de sueur, se jeta dans une ruelle, entraînant avec lui la livide serveuse. Des balles venaient d’en haut. Des tirs arrivaient depuis les côtés. Des coups de machette hachaient l’air de partout. Ulysse repensa à Kigali, en 1994. Le réfugié bi-ethnique, mi-Hutu, mi-Tutsi, sentit une vague de larmes déferler sur ses joues, comme un grand seau d’eau de mer.

–  » Sprinte, Lorelei, le Geyser est tout près !  » A présent, la zone grouillait tant de miliciens armés qu’il semblait plus facile d’y attraper une balle perdue qu’un mal de tête. S’ils ne voulaient pas se faire démantibuler jusqu’au croupion, fallait qu’ils se magnent le train. Vraiment. Enfin arrivés au café, Lorelei et Ulysse firent face à deux gosses avec des cicatrices plein la gueule, portant béret et uniforme élimés, trop grands pour eux. L’air complètement stone, les mômes terrifiants ouvrirent la porte du Geyser, leurs armes pendouillant sous les aisselles. Une impression d’irréalité enveloppa Ulysse qui, dans un réflexe matinal, demanda aux morveux aux kalachs quel jour on était.

–  » On est le 7 avril 3019, papa.

Ça t’épate ? (2)  »

Mais c’est pas tout ça : l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film, qui va démarrer à 20 h 15, sur la Une…

(1) Le 7 avril marquait le 25e anniversaire du début du génocide au Rwanda, durant lequel près d’un million de personnes, principalement des Tutsis, ont été tuées.

(2) Des physiciens ont inversé la flèche du temps, grâce à un ordinateur quantique. https://bit.ly/2HWgTu0

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