Rugby à XV

Avec les copains, nous avions rendez-vous dans le terrain vague, cet après-midi, parce que Geoffroy a dit qu’il avait une surprise terrible pour nous. Il n’a pas voulu nous dire ce que c’était parce que Geoffroy aime bien faire des mystères ; il est énervant pour ça.

Quand nous sommes arrivés, Geoffroy n’était pas encore là, et puis il est venu le dernier – il le fait exprès – et il nous a montré la surprise : un ballon de rugby !

– C’est mon père qui me l’a donné pour m’encourager à ne plus être avant-dernier en grammaire, nous a expliqué Geoffroy, qui a un papa très riche qui lui donne tout le temps des tas de choses, parce que Geoffroy a toujours besoin d’être encouragé.

– Chouette ! j’ai dit, on va jouer au rugby !

– Mais je ne sais pas jouer au rugby, a dit Clotaire. Moi, j’aime le foot et le vélo, mais le rugby, j’ai jamais su.

– On t’expliquera, a dit Joachim, c’est facile.

– On joue au rugby à quinze ou au rugby à treize ? a demandé Maixent.

– Au rugby à quinze ; c’est le plus chouette, a dit Rufus.

– Mais nous ne sommes que huit, a dit Eudes.

– Ben on s’arrangera, a dit Geoffroy ; les demis joueront trois-quarts aussi.

– Quinze, treize, huit, demis, trois-quarts, a dit Clotaire, c’est de l’arithmétique, votre truc !

Et nous on a tous rigolé, et Clotaire était content, parce qu’il aime bien faire rigoler les copains, même quand il ne le fait pas exprès.

– Alors moi, a demandé Alceste, je vais être demi ou trois-quarts ?

– Toi, a dit Rufus, tu serais plutôt le double que le demi ou le trois-quarts !

Et nous on a tous rigolé de nouveau, sauf Alceste, qui n’aime pas tellement qu’on fasse des blagues parce qu’il est gros, et Clotaire, qui n’a pas compris.

– C’est quoi, un double ? il a demandé, Clotaire.

Alors, Geoffroy a dit qu’il ne fallait pas perdre de temps à parler et qu’on se mette vite à jouer.

– Cette fois-ci, on ne va pas faire les guignols pour choisir les équipes, a dit Eudes. Moi, je prends Nicolas, Alceste et Geoffroy. Les autres, arrangez-vous.

– D’accord, a dit Geoffroy. Mais c’est moi qui les prends, puisque le ballon est à moi.

– Tu veux prendre mon poing sur le nez ? a demandé Eudes, qui a commencé à secouer Geoffroy en le tenant par le devant de son pull-over.

– On joue déjà ? a demandé Clotaire.

Rufus n’était pas content d’avoir Clotaire dans son équipe, puisque Clotaire ne savait pas jouer, et Joachim ne voulait pas jouer avec Maixent, parce qu’il est fâché avec Maixent, depuis que Maixent lui a gagné des billes, et Maixent préférerait jouer dans l’équipe d’Eudes, parce qu’Eudes est très fort, et, au rugby, c’est important, et Geoffroy, quand Eudes l’a lâché, il a dit que s’il ne pouvait pas être capitaine, il ne voulait plus d’Eudes dans son équipe, et Alceste a dit que si Rufus ne retirait pas ce qu’il avait dit, il ne jouerait avec personne ; mais finalement, nous nous sommes arrangés.

– Bon, a dit Geoffroy. Un but, c’est entre l’auto et la casserole, là-bas ; et l’autre, c’est entre les pierres et les boîtes. Il faut tracer les lignes de 22 mètres.

Alors, avec le talon, Rufus a tracé une ligne.

– Ça, c’est nos 22 mètres, il a dit.

– Et où est-ce que t’as vu que ça faisait 22 mètres, ça ? a demandé Alceste.

– Toi, le double, on ne t’a pas sonné, a dit Rufus. Ça, c’est nos 22 mètres à nous ; vous n’avez qu’à faire vos 22 mètres où vous voudrez, non, mais sans blague.

– C’est quoi, les 22 mètres ? a demandé Clotaire. On dirait de l’arithmétique, votre truc.

Mais, cette fois-ci, Clotaire a été un peu déçu parce que personne n’a rigolé ; il faut dire qu’on était occupés à regarder Alceste, drôlement fâché, qui est allé voir Rufus et qui lui a dit :

– Je suis pas le double, t’as compris ?

– Moi, je veux bien jouer le double, si vous voulez, a dit Clotaire.

Et là, on s’est mis à rigoler, et Clotaire était tout fier.

Pour l’arbitre et les juges de touche, on a décidé qu’on s’arrangerait très bien. Le premier qui verrait une irrégularité préviendrait les autres, et pour les touches, on a promis de ne pas tricher.

– Ça va pas être facile pour tout le monde de ne pas tricher, a dit Joachim.

– C’est pour moi que tu dis ça ? a demandé Maixent. Parce que si c’est pour moi, il faut le dire.

– Je ne le dis pour personne, a répondu Joachim. Mais il faudrait pas qu’il y en ait qui jouent au rugby de la même façon qu’ils jouent aux billes !

– Qu’est-ce que ça a à voir, le rugby et les billes ? a demandé Clotaire.

– On t’expliquera, a dit Geoffroy. Allez, on commence à jouer.

Alors, on s’est mis au milieu du terrain vague et Geoffroy a donné le coup d’envoi ; mais il n’a pas tapé assez fort, le ballon a roulé et Rufus l’a ramassé.

– Coup franc ! a crié Clotaire.

– Quoi, coup franc, imbécile ? a demandé Eudes.

– Ben oui, a dit Clotaire. On a dit que le premier qui verrait une faute préviendrait les autres. Et il y a eu main, Rufus a touché le ballon avec ses mains !

– Mais qu’est-ce que tu regardes à la télé, chez toi ? a demandé Geoffroy. Tu ne sais pas qu’au rugby on a le droit de toucher le ballon avec les mains et avec les pieds ?

– Ah ! Ben alors, c’est trop facile ! a dit Clotaire.

– Hé, les gars ! a crié Joachim. Maixent m’a plaqué ! Pénalité ! Je n’avais pas le ballon !

– Pénalité contre qui, imbécile ? a crié Maixent. Nous sommes dans la même équipe ! Et si j’ai envie de te plaquer, je te plaquerais, avec ou sans ballon !

– Joachim a raison, a dit Eudes. Nous allons jouer la pénalité contre vous, puisqu’il y a eu faute grave dans votre équipe.

– Pénalité, c’est un penalty ? a demandé Clotaire.

Joachim et Maixent se sont mis à crier, à se traiter de tricheurs et à dire qu’ils se plaqueraient même en jouant aux billes, et Geoffroy a dit que s’ils continuaient comme ça, il ferait expulser les deux joueurs, et qu’on ne resterait plus que six sur le terrain, mais que tant pis, qu’il aimait mieux ça que de laisser le jeu dégénérer dans la brutalité.

– Ça, je l’ai entendu une fois à la télé ! a crié Clotaire, tout content de faire des progrès en rugby.

Alors, Maixent et Joachim ont cessé de se battre, parce qu’ils ne voulaient pas être expulsés du terrain, et on a décidé de faire une mêlée. On a dû recommencer plusieurs fois, parce que la première fois, on s’est tous mis dans la mêlée et il n’y avait personne pour introduire le ballon, et la deuxième fois, Alceste, qui était sorti de la mêlée, a refusé d’introduire le ballon tant que Rufus continuerait à lui faire des grimaces.

Et puis, Geoffroy a talonné le ballon, et Clotaire l’a ramassé.

– Qu’est-ce que j’en fais ? Qu’est-ce que j’en fais ? a demandé Clotaire.

– Botte en touche ! Botte en touche ! a crié Rufus. Donne un coup de pied ! Vite, imbécile !

Alors, Clotaire a fermé les yeux et il a donné un coup de pied terrible, et même si Eudes a dit qu’il y avait eu un en-avant, il a trouvé une touche formidable, Clotaire.

Ce qui est dommage, c’est qu’en trouvant la touche, on a perdu le ballon, parce qu’il est passé de l’autre côté de la palissade. On a entendu un grand cri dans la rue et nous sommes tous partis en courant. l

Extrait d’Histoires inédites du Petit Nicolas, volume 2.

Imav éditions 2006.

Copyright : Imav Editions/Goscinny-Sempé.

par rené goscinny et jean-jacques sempé

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