Royaume-Uni Les coupes qui tuent

La crise aidant, le gouvernement de David Cameron taille de façon spectaculaire dans le budget de l’Etat. Les collectivités locales sont touchées. A Leeds, dans le Yorkshire, élus et syndicalistes s’inquiètent du risque de déman-tèlement des services publics.

De notre envoyé spécial

A défaut de faire descendre les Britanniques dans la rue, au moins peuvent-ils espérer mettre les rieurs de leur côtéà Le vendredi 29 octobre, veille de Halloween, ils sont six permanents d’Unison, le syndicat des fonctionnaires, à enfiler des déguisements. L’ambiance est ludique. Même s’il s’agit d’aller manifester contre les coupes massives dans les services publics annoncées, la semaine précédente, par le gouvernement conservateur libéral, l’humour (noir) est de mise. Tous ont revêtu un costume de macchabée. Et le slogan s’impose naturellement :  » Non à un service de santé réduit à l’état de squelette !  » So British !

Devant un centre administratif ( » un hôpital aurait été de mauvais goût « ) du service de santé publique (le NHS), dans la périphérie de l’agglomération de Leeds, la joyeuse bande entame sa danse macabre. Les passants sont rares et indifférents. Mais trois journalistes locaux ont fait le déplacement.  » Mission réussie ! Nous passerons à la télé ce soir « , se réjouit Tony Pearson, responsable du syndicat pour le Yorkshire.

Il en faudra plus pour émouvoir l’opinion. Malgré l’ampleur du programme d’économies dressé par David Cameron et le chancelier de l’Echiquier, George Osborne – 83 milliards de livres, soit 96 milliards d’euros – pour les quatre années à venir, le pays ne bronche guère. Seuls les journalistes de la BBC, eux aussi frappés par les réductions budgétaires, ont perturbé les programmes, le week-end dernier. Les syndicats ne s’y trompent d’ailleurs pas. Ils n’organiseront une journée de protestation nationale à Londres que vers la fin du mois deà mars 2011 ! Le temps, espèrent-ils, que les effets de la politique de rigueur – 490 000 postes supprimés dans le public, des allocations réduites, une augmentation de la TVA portée en janvier 2011 à 20 % – fassent monter la colère.

Rien n’est, en réalité, moins sûr. D’abord, parce que la middle England, cette classe moyenne dans laquelle la grande majorité se reconnaît, est résignée. Sans doute parce que le gonflement de la dette – son montant net s’élève à 57,2 % du PIB en septembre 2010 – suscite, ici, un certain malaise. Dans cette vieille  » nation de boutiquiers  » qui exaspérait tant Napoléon, avoir des comptes en ordre relève du réflexe inné encore plus que de la morale. Pour une opinion habituée à des changements de cycles économiques brutaux (le boom and bust), une dérive budgétaire ne peut qu’être limitée dans le temps. Le public britannique n’accepterait pas trente ans de déficits publics accumulés. A Leeds, Bill Adams, secrétaire régional du Trade Union Congress (TUC), la puissante confédération syndicale, en est bien conscient :  » Partout, dans la rue ou le train, quand je critique ces mesures d’austérité, on me rétorque :  » Mais il faut bien la payer, cette dette !  »  » soupire-t-il. OK, mais à qui demande-t-on de rembourser l’emprunt de sa maison en quatre ans ? « 

A Leeds comme à Londres, l’apathie du public s’explique aussi par l’état de l’opposition travailliste : sonnée par sa défaite et les divisions partisanes qui ont entouré le choix de son nouveau chef, le jeune Ed Miliband, elle est à court de réelle alternative. Logiquement, une majorité du public lui impute, en outre, la responsabilité de la dérive des finances publiques. Même si, à gauche, on rejette la faute sur les  » banquiers « , la question de la gestion des fonds publics durant les années de prospérité qu’ont connues les gouvernements New Labour au pouvoir treize années sans interruption depuis 1997 reste posée.

Mais, surtout, la société a changé. Legs de l’après-guerre, le rôle redistributif de l’Etat providence, auquel Margaret Thatcher n’avait pas osé toucher – elle a privatisé l’économie, pas ou peu les services publics – tant le pays y restait attaché, est aujourd’hui davantage contesté. Un exemple ? Les enquêtes montrent que, depuis 1999, l’opinion a basculé sur la question des causes de la pauvreté : une majorité de Britanniques incrimine la  » paresse  » et le  » manque de volonté  » des défavorisés plutôt que l' » injustice sociale « . Une étude récente de la Fondation Rowntree, une ONG spécialisée dans la lutte contre la pauvreté, relevait ainsi que  » le public tend à penser qu’il n’y a pas d’excuse à la pauvreté, qu’il voit comme le résultat de mauvais choix. Par conséquent, il estime que ce ne doit pas être un thème d’aide publique « .

1 actif sur 4 travaille pour la mairie

Leeds, aussi, a changé. Cette métropole de près de 800 000 habitants du Yorkshire occidental, dans le nord de l’Angleterre, vivait jusque dans les années 1980 de l’exploitation des mines alentour. C’est dans ses environs que les mineurs ont affronté la police, en 1984, dans les heurts les plus violents, restés dans l’Histoire sous le nom de  » bataille d’Orgreave « . Les mines ont fermé dans les années 1990. Et la cité s’est métamorphosée en un poumon financier et tertiaire dynamique. Les vieilles arcades victoriennes du centre-ville ont été rénovées et abritent des magasins de luxe. De nouveaux bâtiments de brique et de verre attestent le dynamisme des dernières années. Mais ce regain de vitalité doit aussi beaucoup aux embauches massives dans le secteur public. Avec 33 000 salariés, le Council, la collectivité locale, est le premier employeur. Dans la ville, 1 actif sur 4 travaille pour la municipalité. Dans ce nord de l’Angleterre, il est vrai, 55 % de la richesse produite vient de la dépense publique : c’est bien au-dessus de la moyenne nationale, et David Cameron, lors de la campagne électorale, avait jugé cette proportion intenable. Dans un tel contexte, c’est donc peu de dire qu’ici les coupes annoncées ont suscité une onde de choc.

D’autant que, dans l’addition globale, les collectivités locales paient un lourd écot. Londres a exigé qu’elles réduisent leurs dépenses de 28 % – en leur laissant, toutefois, cadeau empoisonné (et habileté politique s’il en est), la latitude de choisir les postes où elles devront trancher.  » C’est formidable, ironise Keith Wakefield, leader du Council, patron du conseil municipal. C’est comme si le chirurgien vous demandait :  »Quelle jambe préférez-vous que j’ampute ?  » Génial ! Je vais devoir choisir entre couper dans les services d’aide à l’emploi ou fermer une bibliothèqueà « 

30 000 demandeurs de HLM

Cet élu travailliste, tendance Old Labour – ex-syndicaliste, il a appartenu au Parti communiste jusqu’en 1978 – ne veut pas, pour autant, renoncer :  » Avec ce budget d’austérité, je ferai tout pour garder le plus d’emplois possible et préserver les services aux plus jeunes, aux plus âgés et aux plus vulnérables. Pour cela, je regarderai si nous pouvons nous passer de postes dans la hiérarchie, nous débarrasser de bâtiments sous-utilisés, partager nos moyens avec la police, regrouper nos achats, afin de faire des économies d’échelleà  » Dans la chasse au gaspi, il ne faudra pas être économe de ses cartouches. Pour le Council de Leeds, le trou laissé par les coupes de Londres s’élève à 150 millions de livres (174 millions d’euros) d’ici à 2015. Le Conseil a déjà reconnu que certains services devraient être réduits, d’autres arrêtés. Sur toute la période, près de 3 000 postes ne seront pas remplacés au fur et à mesure que leurs occupants partiront à la retraite. La politique de la ville en matière de logement social devra être revue : le gouvernement central va diminuer de moitié ses investissements et rapprocher les loyers des prix du marché, afin d’inciter les occupants à une plus grande mobilité. A Leeds, la liste d’attente recense 30 000 demandeurs de HLM en souffrance. Faudra-t-il augmenter le prix des entrées dans les piscines ? les abonnements dans les bibliothèques ? Rien n’est tranché. N° 2 du Council, la travailliste Judith Blake est chargée du budget d’aide à l’enfance :  » En juin, le gouvernement avait déjà gelé certains crédits, regrette-t-elle. Le résultat, c’est que trois écoles ont abandonné le chantier de rénovation qu’elles avaient engagé. Pour l’avenir, les coupes annoncées vont rendre très difficile le maintien du service de protection de l’enfance. « 

A Leeds, les organismes publics financés directement par l’Etat n’échapperont pas non plus à la diète. Le directeur général de l’Opéra local, Richard Mantle, a d’ores et déjà avoué sa crainte de voir  » la communauté artistique du Yorkshire décimée « . Car Londres a aussi coupé dans le budget du Arts Council, l’administration qui subventionne les productions. La compagnie de ballet de Leeds et les théâtres locaux devront faire face à une baisse de crédits de 10 % chaque année. Le projet de trolleybus destiné à desservir l’agglomération sera, lui, probablement mis au rancart. Le plan de protection de la ville contre les inondations, revu à la baisse. A l’université de Leeds, il faudra aussi compenser la baisse des crédits de l’Etat, qui souhaite que, désormais, les étudiants financent plus largement leurs études par des emprunts. Le sort de Yorkshire Forward, l’agence publique de soutien à l’économie régionale, est également en suspens. C’était un investisseur local important. A la Cantine sandiniste, un pub proche du Grand Theater, David Ferris s’interroge :  » Aurai-je encore un boulot demain ?  » Il travaille pour une société privée, sous contrat avec la municipalité, chargée d’encadrer et de réorienter des jeunes déscolarisés et sans emploi. Or les coupes annoncées visent directement ce programme. Le travailleur social broie du noir :  » Ils parlent de réduire de moitié les effectifs, mais on ne pourra pas faire le même boulot avec si peu de monde. C’est dramatique, car notre travail, j’en suis sûr, contribuait à faire baisser la délinquance dans la ville. « 

Poursuivre l’agenda thatchérien ?

Combien d’autres entreprises privées seront touchées, par contagion, par la fermeture du robinet de l’argent public ? A Leeds comme sur le plan national, les économistes se déchirent sur l’impact sur la croissance de cette politique de rigueur. Cassera-t-elle durablement la reprise qui s’amorce ou la renforcera-t-elle à moyen terme parce qu’elle contribue au retour de la confiance chez des entreprises et ménages inquiets de l’explosion de la dette ? Après tout, une politique analogue au début des années 1980, aux Pays-Bas, avait débouché sur un boom de la création d’emplois dans le secteur privé. Wait and seeà L’élan réformateur du gouvernement Cameron suscite une autre interrogation : ces coupes dans le budget national, sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, ne sont-elles dictées que par l’urgence comptable (et la peur de voir la livre violemment attaquée) ? Ou faut-il y lire un nouveau chapitre de la geste thatchérienne restée inachevée ? Le premier gouvernement de la Dame de fer avait promis de supprimer 80 000 postes de fonctionnaires en quatre ans (de 1980 à 1984) ; celui de David Cameron s’engage à en faire disparaître, sur une même durée, six fois plus.  » Maggie  » avait consacré son premier mandat à démanteler le pouvoir des syndicats et à privatiser des pans entiers de l’économie sous contrôle public. Quelle est l’intention de Cameron ? Sous ses dehors de dirigeant pragmatique et opportuniste,  » David  » s’est-il donné pour mission de repenser le Welfare State, cet Etat providence donné en modèle au monde par les travaillistes britanniques en 1945 ? Ou, tout au moins, de le moderniser ? Deux réformes annoncées, ces derniers jours, donnent des éléments de réponse.

Abolir la culture de dépendance

Les parents qui disposent de hauts revenus seront bientôt privés d’allocations familiales. Le gouvernement a présenté ce  » sacrifice  » comme une preuve de l' » équité  » de sa politique. Mais, à gauche, certains s’inquiètent : à partir du moment où le caractère universel des allocations disparaît, c’est son principe même qui est sapé. La deuxième mesure, elle, est soutenue par le ministre du Travail et des Retraites, Iain Duncan Smith, comme un  » virage culturel « . Le conservateur veut obliger, à l’avenir, les chômeurs indemnisés à travailler trente heures hebdomadaires, quatre semaines durant, dans le secteur bénévole ou privé. Sauf à perdre leurs allocations chômage. Les conservateurs souhaitent ainsi mettre fin à la  » culture de dépendance  » que l’Etat providence aurait créée chez certains Britanniques.

Si les coupes décidées par les Tories sont réellement appliquées, le fonctionnement de l’Etat britannique sera modifié. A la baisse. Au profit de volontaires et de bénévoles, comme en rêve David Cameron lorsqu’il évoque, dans le cadre de son projet de  » grande société « , des écoles gratuites de quartier mises en place et animées par des parents dés£uvrés ? On peut en douter. Mais certainement par une privatisation accélérée des missions de services publics.  » Quand je parle de ladéfense des services publics, plus aucun jeune ne comprend de quoi il s’agit « , se désole, en vieux militant travailliste, Keith Wakefield. Mais faut-il incriminer les conservateurs ? Avant les élections de 1997, qui devaient le porter au pouvoir, Tony Blair, un apôtre du  » partenariat public-privé  » dans des services publics, qu’il voulait rendre plus compétitifs, avait résumé son credo moral dans un ouvrage intitulé What Needs to Change (Ce qu’il faut changer) :  » Une société dans laquelle l’ambition va de pair avec la compassion ; la réussite, avec la justice sociale ; la récompense, avec la responsabilité.  » Plus d’une décennie après, David Cameron ne dit pas autre chose.

Jean-Michel Demetz

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire