Taraf de Impex, une formation musicale atypique, reflet d'une Roumanie qui s'ouvre. © DR

Roumanie Manie

Il ne faut pas plus de trois jours dans la capitale roumaine pour souhaiter s’y perdre et ne plus en revenir. Coincé en Belgique ? Pas de panique, Europalia ouvre les vannes d’une programmation de trois mois pour s’abreuver à cette scène culturelle bouillonnante.

Si, en cette fin de mois d’août, la Belgique semble avoir définitivement laissé derrière elle les jours de fournaise, tout porte à croire que la chaleur n’a pas dit ses derniers mots à Bucarest. Sous un soleil de plomb, quelque 33 °C durant la journée, la ville transpire.Tel un impitoyable spot, l’astre incandescent souligne sans complaisance l’étrange patchwork architectural de la capitale. En vrac, on retrouve ici un condensé urbain qui panache d’écrasantes perspectives totalitaires, des maisons de maître Belle Epoque qui pourraient être parisiennes (au xixe siècle, Bucarest était une sorte de  » Petit Paris des Balkans « ), d’hallucinantes constructions brutalistes, voire des pépites néoclassiques comme l’Ateneul Român, une salle de concert consacrée du centre-ville… quand il ne s’agit pas de façades décaties composant une ode à la ruine.

Washing With Light, Ion Grigorescu, 1979, à découvrir au Kiosk de Gand.
Washing With Light, Ion Grigorescu, 1979, à découvrir au Kiosk de Gand.© COURTESY OF THE MUSEUM

L’ensemble ne manque pas de charme, assurant un dépaysement qui ne donne ni dans la carte postale, ni dans le citytrip à la mode. Cet assemblage pas banal sert de toile de fond à une fréquentation intensive, le nombre d’habitants (près de deux millions) triple en journée sous la pression des faubourgs, centre économique du pays oblige. Résultat des courses, Bucarest se découvre comme un territoire immense avançant souvent au ralenti : les embouteillages sont partout. Heureusement, de nombreux espaces verts – au début du xxe siècle, on en parlait comme d’une  » ville-jardin  » – et points d’eau, formés par les rivières Dâmbovi?a et la Colentina, apaisent les tensions liées à cette cité effervescente. Du coup, l’énergie s’affiche ici binaire, la frénésie jouxte le calme. Ecartelé entre le monde latin et le monde slave, le chaud et le froid serait-on tenté d’écrire, le pays tout entier respire cet état d’hésitation permanente.

Historienne de l’art consultante au Musée national d’art roumain, Codruta Cruceanu décortique la problématique :  » La question de notre identité culturelle a été pendant près de deux siècles la préoccupation des intellectuels roumains. Par trop redevables des influences de l’Est, en particulier celles de l’Empire ottoman, les Roumains se sont toujours montrés désireux de renouer avec des racines soi-disant plus « authentiques », c’est-à-dire l’héritage latin dont est porteuse la langue qu’ils parlent. En réalité, l’idée d’une identité bien établie relève de la construction et du mythe. La géographie a fait des Roumains un peuple écartelé entre l’Occident, qui agit à intervalles réguliers comme une source d’inspiration, et sa fidélité à l’Eglise orthodoxe. Il n’est pas trop de dire qu’à l’heure actuelle, le sujet reste ouvert et qu’il appartient aux jeunes générations, qui voyagent et sont nées dans un monde « libre », de se positionner sur la question.  »

The Knowledge Museum, par Lia Perjovschi, 2018. A voir au Mill de La Louvière.
The Knowledge Museum, par Lia Perjovschi, 2018. A voir au Mill de La Louvière.© WWW.CATALINGEORGESCU.COM – COURTESY OF THE ARTIST

Opportunité en or

Cette identité culturelle complexe vécue comme un work in progress fournira, dès début octobre, notamment à travers l’exposition Perspectives à Bozar, à Bruxelles, une matière de premier choix au programme Europalia (1) qui entend se défaire des dernières particules de poussière qui lui collent à la peau – pas facile quand on sait que cette initiative, dont l’objectif est la connaissance d’autres pays, fête ses 50 ans en 2019. Travaillant d’arrache-pied depuis 2015 sur cette 27e édition du festival, Dirk Vermaelen, directeur artistique depuis cinq ans, le confirme :  » Il n’est plus question d’avoir un programme pseudo-exhaustif comme par le passé. Le but n’est pas de dire aux gens :  » ça, c’est la Roumanie !  » en imposant un modèle rigide du haut vers le bas. Nous pensons aujourd’hui différemment la restitution de l’identité culturelle. Le but est d’initier un dialogue, dialogue avec le pays, avec la société et avec le public. Notre propos se veut triple : durable, actuel et novateur. Durable parce que nous mettons en place des collaborations avec les artistes qui excèdent les trois mois de programmation. Actuel car nous choisissons des angles bien précis, comme les questions de genre ou les réalités migratoires. Et enfin, novateur parce que nous nous engageons à mettre sur pied de nouvelles créations à travers des résidences et des échanges.  »

Sur place, un personnage incarne tout particulièrement cette identité roumaine qui semble encore plus inaccessible vue de Belgique où, trop souvent, ce sont les poncifs (Dracula, Ceausescu, le folklore…) qui empêchent d’embrasser la réalité. Cet homme, c’est Mircea Dinescu. Poète et journaliste né en 1950, il est l’un de ces intellectuels qui adossent la pensée à la vie sans négliger la dimension politique – il sait ce que résister veut dire, lui qui à la suite d’une interview au journal français Libération en février 1989 fut assigné à résidence par le  » génie des Carpates « .

Le Musée gallo-romain accueillera l'expo Dacia Felix.
Le Musée gallo-romain accueillera l’expo Dacia Felix.© DR

Soucieux d’autonomie financière, le littérateur s’est inventé à la fois chef et écrivain, deux activités totalement complémentaires pour ce résistant qui a pleinement conscience de ce qui se joue dans son pays.  » Quand les Occidentaux débarquent chez nous, ils constatent souvent notre retard économique… mais pour avoir une vision exacte de ce pays, il faut être à même d’apprécier la saveur de ce que beaucoup de pays européens ont perdu en étant mis au pas de diktats financiers. J’ai le souvenir d’un séjour dans une ville allemande où il n’y avait plus moyen de boire du vin après 21 heures, tout était fermé, mort « , explique cet hédoniste en sirotant un verre de tsuika, une eau-de-vie traditionnelle fabriquée par ses soins.

Pour joindre le geste à la parole, Mircea Dinescu déroule dans son restaurant au nom évocateur (Politica & Delicateturi,  » Politique & Délicatesse  » en français) un véritable festin qui témoigne de toute la générosité d’une terre qui n’a pas encore tiré un trait sur sa ruralité. Au fil d’une grande table nappée de blanc, il aligne des tomates grosses comme des melons, des assiettes de mititei (de petites saucisses de porc et d’agneau parfumées grillées au barbecue), de purée de pois chiches et de caviar d’aubergines relevé à la crème de sésame. Le tout pour une vraie table à l’orientale sur laquelle on ne sait plus où poser son verre.

Les migrations seront au centre de l'expo Displacement and togetherness, à Strombeek.
Les migrations seront au centre de l’expo Displacement and togetherness, à Strombeek.© IULIA TOMA

Avant-gardes

Il n’y a pas que Mircea Dinescu pour témoigner d’une scène culturelle que la nuit totalitaire n’a pas réussi à éteindre. Au nord de la ville, juste à côté d’un ancien stade de l’époque communiste, quelques boxes de garage patientent sous un soleil de fin de journée. L’un d’entre eux sert de local de répétition à un projet pas banal. On y fait la connaissance de Taraf de Impex, une formation musicale atypique qui se produira à l’Ancienne Belgique, à Bruxelles, le 21 novembre. Impensable il y a quelques années en raison des deux mondes qu’elle met en présence, celle-ci révèle une Roumanie qui s’ouvre.

Le projet mélange des musiciens tziganes virtuoses issus du célèbre Taraf de Haïdouks, désormais rassemblés autour de la figure du violoniste Gheorghe  » Caliu  » Anghel, avec des membres de la scène électro underground roumaine (Studio Impex). En résulte une fusion sonore mêlant cymbalum, mélodies traditionnelles à faire saigner l’âme et sonorités empruntées au dancefloor. On pense à une sorte de Sly and the Family Stone roumain dans la mesure où, comme le groupe psychédélique américain des années 1970, il y a là un mélange multiracial inédit couplé à une volonté de concilier des genres musicaux considérés jusque-là comme antagonistes. Andrei Dinescu, du collectif Impex, ne cache pas sa joie, bien conscient de la chance qu’il y a à jouer avec ces maestros venus des campagnes (le Taraf réuni par Gheorge Anghel est originaire du petit village de Clejani, à l’ouest de Bucarest).  » Je me considère comme leur élève, chaque répétition est pour moi l’occasion de prendre une leçon « , confie celui que l’on retrouve tant au chant et à la batterie qu’au violon et au synthétiseur.

Loin de cette ambiance survoltée, Bucarest fait place à une autre facette au Salonul de projecte, un espace d’exposition alternatif qui s’affiche comme un parallélépipède blanc sans fioriture. Animé par Alexandra Croitoru (1975), artiste et curatrice, ainsi que par Magda Radu, le lieu examine la création émergente. Il se penche également sur les figures marquantes de l’avant-garde, créneau sur lequel la Roumanie serait en droit de déposer un brevet, de Tristan Tzara au compositeur Octavian Nemescu (1940), pionnier de l’électroacoustique. Au mur, une vidéo donne la parole à une figure fascinante de la néo avant-garde roumaine à laquelle le Kiosk à Gand consacrera une exposition monographique à partir du 30 novembre : Ion Grigorescu (1945, Bucarest). Orchestré par Magda Radu, l’événement égrène la pratique plurielle de l’intéressé à travers le biais de ses films réalisés dans la plus stricte intimité, censure communiste oblige, ainsi qu’avec une extrême économie de moyens.

Au Musée des beaux-arts de Tournai, un éclairage original sur ses collections grâce aux recherches de six artistes, dont trois Belges.
Au Musée des beaux-arts de Tournai, un éclairage original sur ses collections grâce aux recherches de six artistes, dont trois Belges.© DR

Paradoxalement, ces contraintes ont engendré une oeuvre poétique et performative d’une grande vitalité. On doit également à l’équipe du Salonul Displacement & Togetherness, une passionnante proposition au Centre culturel de Strombeek (à partir du 18 octobre) qui met en lumière les phénomènes de migrations actuelles en revenant, par exemple, sur la figure d’André Cadere (1934-1978), plasticien conceptuel connu pour ses  » barres de bois rond  » ayant connu un destin d’émigration.

Il sera aussi question de voyage dans le temps lors d’Europalia. Deux expositions restituent le prestigieux passé de la Roumanie. La première, Dacia Felix, prendra ses quartiers le 19 octobre au Musée gallo-romain de Tongres ; tandis que la seconde, D’un monde à l’autre, les civilisations du Danube, ouvrira ses portes un jour plus tôt au Grand Curtius de Liège. Point commun entre les deux événements ? L’assurance de découvrir des pièces uniques, notamment en provenance de l’impressionnant Musée national d’histoire de Roumanie.

Enfin, un mot, un dernier, pour le volet cinématographique, discipline pour laquelle on ne conteste plus la légitimité de la Roumanie. Outre le fait qu’il ne faut pas rater la série Propagande et subversion dans les années 50 à la Cinematek de Bruxelles, le festival signe la rétrospective la plus complète de films roumains de ces dernières vingt-cinq années. L’immersion peut commencer.

(1) Europalia Romania : jusqu’au 20 février 2020. www.europalia.eu

Soirée d’ouverture du volet musical de la programmation : le vendredi 4 octobre aux Brigittines, à Bruxelles. Au programme : Octavian Nemescu, Milan W. et l’ensemble Avram Iancu, Raze de Soare…

Muse endormie, Constantin Brancusi, 1910.
Muse endormie, Constantin Brancusi, 1910.© CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, DIST.RMN-GRAND PALAIS – ADAM RZEPKA, SABAM BELGIUM, 2019

Et au milieu coule Brancusi

A la façon du Danube qui irrigue le pays, la figure de Constantin Brancusi (1876 – 1957) est indissociable de la Roumanie. Cela même si le sculpteur a quitté sa terre natale en 1903, entamant un long périple à pied pour rejoindre la France. Il était donc logique qu’Europalia lui consacre une exposition majeure, quelque 200 oeuvres, ayant pris place à Bozar depuis le 2 octobre : Brancusi. Sublimation of form (1). Le parcours tente de cerner au plus près la démarche de l’intéressé dont le propos consiste en une simplification majeure des formes. Ce goût de la sublimation n’est pas à comprendre comme une épure paresseuse mais bien comme la volonté de s’approcher du  » sens réel des choses « , précisant  » des choses réelles qui ne soient pas la carcasse de ce que nous voyons mais ce qu’elles nous cachent « . On pense à la fameuse Muse endormie, clou du spectacle parfaitement mis en valeur dont la perfection découle d’un portrait bien réel (la baronne Renée Frachon) ayant patiemment évolué vers une métaphore de l’intériorité.

Mais le parcours du Palais des beaux-arts de Bruxelles est multiple, soucieux de traiter tant la biographie que l’oeuvre elle-même. On découvre ainsi que l’artiste a très vite compris qu’il lui fallait s’éloigner de Rodin dans l’atelier duquel il fit un bref passage parce que  » il ne pousse rien à l’ombre des grands arbres « . Pour illustrer ce rapport ambigu, la scénographie juxtapose avec beaucoup d’à-propos les pièces du Roumain et celles de Rodin (1840 – 1917) ou de Medardo Rosso (1858 – 1928), talent d’origine italienne et représentant de l’impressionnisme en sculpture. Cette perspective permet de voir comment Brancusi a à la fois intégré ces références et s’en est écarté. Transversal à souhait, Brancusi. Sublimation of form a la bonne idée de convoquer la danse en son sein. On le sait, plusieurs danseuses ont performé dans l’atelier de l’artiste qui en a profité pour les filmer, soucieux qu’il était de décortiquer la magie du mouvement.

Fort de ce constat, de nouvelles créations et performances ont été commandées auprès de Manuel Pelums, Sergiu Matis, Alexandra Croitoru & Vlad Basalici, ou encore d’une Anne Teresa De Keersmaeker dont la récente intervention au Collège de France a rappelé toute l’admiration que la chorégraphe portait à celui qui a réservé son unique oeuvre monumentale à sa terre natale. Le chef-d’oeuvre en question, auquel Bozar dédie la dernière salle du parcours, est un triptyque installé à Târgu Jiu, dans les années 1937 – 1938, en mémoire des soldats tombés aux champs d’honneur pendant la Première Guerre mondiale…

Autoportrait, 1934. Dès 1920, Constantin Brancusi interdit à quiconque d'autre que lui de le photographier.
Autoportrait, 1934. Dès 1920, Constantin Brancusi interdit à quiconque d’autre que lui de le photographier.© CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, DIST.RMN-GRAND PALAIS – PHILIPPE MIGEAT, SABAM BELGIUM 2019

On notera aussi la présence d’un éclairage peu commenté quant à la pratique de Brancusi, à savoir celui de la photographie. A partir de 1920, le natif d’Hobita interdit à quiconque d’autre que lui de le photographier ou d’immortaliser son oeuvre. Au mur, de nombreuses images prouvent cette mainmise inattendue sur l’oeuvre. Il reste que ce contrôle influencera radicalement la réception du travail ainsi que la diffusion de sa propre image entendue comme celle d’un artiste  » au-delà des modes en ce qu’il se voyait comme celui grâce à qui la forme échouait à l’époque « , comme le rappelle Codruta Cruceanu, du Musée national d’art roumain dont plusieurs pièces ont été prêtées pour l’occasion.

(1) Brancusi. Sublimation of form : à Bozar, à Bruxelles, jusqu’au 12 janvier 2020. www.bozar.be

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