Quand le violoncelle de Sol Gabetta se mesure à la voix de Cecilia Bartoli, il naît des miracles. © ESTHER HAASE/DECCA

Rixes pour rire

Eblouissantes et espiègles, la mezzo-soprano Cecilia Bartoli et la violoncelliste Sol Gabetta s’affrontent, sur Dolce Duello, en d’implacables joutes solistes. Un disque à la mesure de ces amies jurées.

A gauche, la diva. A droite, le soleil. Deux astres, donc, qui font semblant de se chercher noise, à généreux coups d’archets et de voix, autour de chefs-d’oeuvre de maîtres incontestés du baroque – Vivaldi, Haendel, Boccherini, Albinoni – et de quelques-uns de leurs contemporains méconnus. En tournée promotionnelle pour Dolce Duello, album doublé d’une série de récitals en Europe, Cecilia Bartoli, 51 ans, la célèbre mezzo colorature aux legatos de velours, et Sol Gabetta, 36 ans, la violoncelliste franco-argentine surdouée, ont fait halte à Bruxelles : vêtues de noir, assises côte à côte et pépiant comme des moinelles, elles s’accordent, coquines et joyeuses, telles des soeurs en vacances.

Le violoncelle et la voix font traditionnellement un mariage divin

Difficile de savoir qui a pris l’initiative de ces délectables duels, où elles fusionnent amitié et instruments :  » Nous voulions cette collaboration depuis si longtemps « , affirme la chevelure brune.  » On s’est connues en 2007 « , précise la queue de cheval blonde. Le moment et le lieu semblent en revanche perdus au fond de leurs mémoires.  » Nos chemins de carrière se sont beaucoup croisés « , concluent-elles en pouffant – elles rient souvent, et pour l’heure au souvenir des gâteaux qu’elles dégustaient encore la veille, après leur concert à Amsterdam. Complices de scène et de voyages. Et voisines, presque. Cecilia habite Zurich ; Sol, Bâle. Voilà dix ans qu’elles tentent d’aller s’écouter l’une l’autre, par la grâce de leurs agendas, s’imprégnant au passage de leurs brios respectifs.  » C’est comme une recette de cuisine. On ne copie pas vraiment, on en fait toujours quelque chose de personnel.  » Pour Dolce Duello, en l’occurrence, des lamentations mélancoliques et des escarmouches énergiques, en des querelles musicales superbement élégantes, pour la simple gloire du jeu à deux. Ces filles resplendissent autant que les morceaux de leur opus.

Mariage divin

Sol Gabetta, qui travaille désormais avec l’orchestre philharmonique de la Scala, l’orchestre symphonique de Vienne ou l’orchestre national de France et tourne avec les plus grands festivals de l’été, joue divinement sur l’un des rares violoncelles de Guadagnini, daté de 1759. Celle qui assure ne jamais boire ni fumer, concède être  » quand même un peu sauvage « . Cecilia Bartoli aussi a toujours revendiqué son goût du risque et des sentiers de traverse, phénomène qui, à 19 ans, enchanta Rome, sa ville natale, sur des airs de Rossini, et dont la voix expressive (qui fait  » fondre du beurre en bouche,  » dit-on), séduira ensuite Barenboim, von Karajan et Harnoncourt. Amoureuse, ado, du flamenco, on l’a vue ensuite, devenue la mezzo aux fans innombrables et l’artiste iconoclaste, chanter des rôles de soprano (Cléopâtre, Norma), rendre vie aux oeuvres de compositeurs négligés (Salieri, Steffani), oser des pochettes de disques hallucinantes (elle, crâne chauve, ou elle encore, très bad girl en cuir et dentelles), puis s’intéresser de très près au sort des castrats.

Dolce Duello, de Cecilia Bartoli (voix) et Sol Gabetta (violoncelle). Direction musicale : Andrès Gabetta, à la tête de la Cappella Gabetta. CD studio chez Decca. Tournée en décembre à Munich, Vienne, Prague et Berlin. www.dolceduello.com
Dolce Duello, de Cecilia Bartoli (voix) et Sol Gabetta (violoncelle). Direction musicale : Andrès Gabetta, à la tête de la Cappella Gabetta. CD studio chez Decca. Tournée en décembre à Munich, Vienne, Prague et Berlin. www.dolceduello.com

Certaines pièces de Dolce Duello ont d’ailleurs été composées pour ces interprètes hors du commun. Le sujet obsède Cecilia Bartoli.  » C’est l’épisode le plus criminel de toute l’histoire de la musique, tranche-t-elle. Chaque année pendant un siècle, l’Italie a sacrifié quelque 4 000 garçonnets, dont leurs familles pauvres espéraient faire des monstres lyriques – les pop stars d’alors, des êtres à l’intonation de femme, mais dotés d’un coffre d’homme.  » Après Sacrificium (en 2009), un disque d’airs baroques en hommage à ces gamins mutilés, on se souvient qu’elle a endossé le rôle d’Ariodante (écrit par Haendel pour un castrat), qu’elle exécuta, transgressive, avec sourcils touffus et barbe noire, passablement inquiétante.

Compagnons inséparables depuis le début du baroque, le violoncelle et la voix font traditionnellement un mariage divin. Au xviiie siècle naît une véritable manie des duels : des combats tout en rituels et habileté, où l’on cherche finalement moins à percer la chair de l’adversaire que sa fierté. La musique d’alors se nourrit de ces rivalités, non seulement entre solistes, mais aussi entre chanteurs et instrumentistes. Mais les querelles voix versus cello se distinguent des autres, car elles portent en elles une dimension exceptionnellement… humaine. Avec sa tessiture ample qui réunit soprano, alto, ténor et basse en un seul flux androgyne, le violoncelle lance un défi à la voix, la pousse aux limites de ses capacités physiques. Et qui sort gagnant de ce conflit sonore très disputé ? C’est évidemment l’auditeur, témoin silencieux d’une bataille de beautés.

Animées d’une même passion des raretés, Cecilia Bartoli et Sol Gabetta ont sollicité l’aide d’un musicologue afin de fouiller le répertoire en quête de duos magnifiques. Leur sélection finale couvre presque un siècle de musique baroque, dont des oeuvres sublimes et peu connues de Domenico Gabrielli, ainsi que, en première mondiale, une composition de Nicola Antonio Porpora et deux d’Antonio Caldara. Si les deux solistes s’y livrent un match musical, il reste bien évidemment amical :  » Aucune de nous ne cherche à dépasser l’autre. Ce n’est jamais une guerre. Au contraire, tout est sensuel et intime. En fait, nous nous amusons.  » A l’image du visuel du CD, qui casse les codes, à nouveau :  » Les séances photos, c’est toujours un peu l’horreur. Alors on s’était dit, cette fois-là, qu’on n’allait pas ruiner notre journée…  » Rose bonbon et ciel bleu. Kitsch et guimauve. Sol et Cecilia en bustier, à vélo, un peu fofolles : décidément, ces duellistes aiment avant tout la paix.

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