Rixe d’oisifs

Qu’est-ce qui prévaut, dans l’art lyrique, de la musique ou des mots ? Telle est la question que pose Strauss, avec Capriccio, à La Monnaie. Une joute verbale pour artistes dépités, un gros ennui à la clé.

Est-ce vraiment un opéra ?  » Conversation en musique en un acte « , voilà comment Richard Strauss sous-titrait, en 1942, son énigmatique Capriccio. Un opéra crépusculaire et nostalgique, qu’il rédige à 78 ans, les yeux clos sur un monde à feu et à sang. Un opéra en un acte, mais long quand même de trois heures, et donné d’habitude sans pause : condamnée à l’exil sous son chapiteau de Tour et Taxis, La Monnaie a choisi toutefois d’y insérer une interruption.

Un acte, donc, mais un seul décor, aussi. Quand le rideau se lève sur l’ouverture exécutée simplement par un sextuor à cordes, apparaît une reconstitution de théâtre, dans sa coupe anatomique sagittale. Le vrai public en occupe ainsi le jardin absent, et découvre sur sa droite le parterre et les loges et, sur sa gauche, la scène et ses entrailles, des dessous de fosse aux cintres. C’est là, dans cet espace qui mêle le travail et la vie quotidienne des artistes, que se déroule une intrigue… bien plate, en vérité. La faute à Strauss lui-même, coauteur du livret. Car de quoi parle ce Capriccio ? De l’éternel débat entre la primauté du verbe ou de la musique, à l’opéra. Madeleine (la soprano britannique Sally Matthews), comtesse parisienne qui fête son anniversaire en compagnie de gens bien nés, assiste aux échanges d’arguments des uns et des autres. On s’accroche, mais toujours poliment, sur l’insoluble question, jusqu’à ce que l’aristocrate, incapable de trancher, suggère à l’assemblée d’écrire une nouvelle oeuvre collective. Comme sujet, le comte, son frère (le baryton allemand Dietrich Henschel), propose d’adopter précisément les discussions stériles du jour… Autant dire que ça pérore jusqu’à la nausée, sur ce thème devenu soporifique aux oreilles des spectateurs actuels. Et pas qu’eux : au milieu du siècle passé, le philosophe allemand Adorno tenait déjà ces chicanes pour  » billevesées logorrhéiques « , et il avait bigrement raison.

C’est donc un peu mission impossible, pour le metteur en scène hongrois David Marton, de donner vie à cet ergotage interminable. Toujours élégante, dotée de lumières absolument magnifiques, sa mise en abyme décline intelligemment le double espace théâtral, mais peine à maintenir l’attention : les écrans qui encadrent la scène, où se projettent en gros plans des détails triviaux du jeu des solistes (tel pèle une pomme, telle autre mange un sandwich), n’éclairent pas le propos, pas davantage que les allusions estompées au contexte historique : que signifient la séance de mesurage du nez des ballerines, ou la violence contenue d’un majordome nazillon ? Assez crédibles, les huit domestiques en livrée, parfaitement désabusés, qui pillent les restes d’un buffet et sifflent les fonds de Jägermeister, ne font qu’ajouter à la désillusion maussade de chacun. Préoccupés de leur seule petite personne, en ces heures pourtant tragiques, les protagonistes montrent un narcissisme hypertrophié, voulu, qui sait, par Strauss. S’ils se chamaillent sans cesse, est-ce parce qu’ils refusent de s’exprimer sur l’essentiel ? Derrière leur querelle se profile le mutisme du non-dit, que David Marton choisit d’exprimer par d’authentiques silences sur scène, comme autant d’instants d’incertitude.

Mais à vouloir mettre en scène le désenchantement, on risque de le susciter. L’instrumentation subtile et raffinée, et la juste direction, par Lothar Koenings, d’un orchestre d’où surgissent constamment de belles émotions, ne rachètent pas le jugement expéditif (mais très à propos) du comte, lorsqu’il dézingue les récitatifs de l’opéra :  » Qui pourrait résister à l’ennui pesant qu’ils propagent ?  »

Capriccio, coproduction de l’Opéra national de Lyon (2013), à La Monnaie (site de Tour et Taxis), à Bruxelles, jusqu’au 16 novembre. www.lamonnaie.be

PAR VALÉRIE COLIN

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