Agnès Varda, l'électron radicalement libre du cinéma français. © ANTHONY GHNASSIA/GETTY IMAGES

Requiem pour une glaneuse

Artiste pionnière et figure tutélaire à plus d’un titre, immense cinéaste, Agnès Varda s’est éteinte à l’âge de 90 ans. Temps forts d’une vie tellement remplie qu’elle en devient multiple.

L’info, bien sûr, a fait le tour du monde. Agnès Varda s’est éteinte chez elle, à Paris, dans la nuit du 28 au 29 mars. Inlassable glaneuse d’images, elle s’apprêtait, à quasi 91 ans, à inaugurer une nouvelle exposition, et avait encore défendu son ultime long métrage, documentaire ouvertement testamentaire, à Berlin, en février dernier. Electron radicalement libre, curieuse de tout, amoureuse des gens, sensible à tous ces petits signes dont le destin a su si bien parsemer son chemin, elle aura eu trois vies au moins : photographe, cinéaste, plasticienne. Femme d’action obsédée par le geste et l’idée de faire, elle n’a, au fond, eu de cesse de mettre en pratique la pensée de Gramsci, le philosophe italien, qu’elle se plaisait à résumer ainsi :  » Quand on regarde la situation, on ne peut qu’être pessimiste. Mais quand on passe à l’action, on ne peut qu’être optimiste.  »

Je n’ai pas fait une carrière, j’ai fait des films.

Une enfance ixelloise

Née Arlette Varda d’un père grec et d’une mère jurassienne, elle voit le jour en Belgique, rue de l’Aurore, à Ixelles, le 30 mai 1928, soit quelques mois à peine, justement, après la sortie de… L’Aurore de Murnau, chef-d’oeuvre absolu du cinéma muet. Manière de placer dès ses prémices son parcours sous le signe béni du 7e art. Avec sa maman, elle a pour habitude de longer les étangs d’Ixelles pour se rendre à la place Sainte-Croix. Toutes ses vacances d’enfant, elle les passe à la mer du Nord : La Panne, Ostende, Blankenberge, Knokke-le-Zoute… C’est la naissance des plages d’Agnès.

La Belgique, elle la quitte le 10 mai 1940, jour du bombardement de Bruxelles. C’est l’exode vers le sud, à Sète, ville d’adoption où elle passe son adolescence. Avant la montée sur Paris. Où elle s’installe bientôt rue… Daguerre, du nom de l’un des inventeurs de la photographie. Et puisque tout, décidément, fait signe chez Varda, c’est bien en tant que photographe pour le Théâtre national populaire de Jean Vilar qu’elle commence à travailler. De cette première expérience, elle gardera le goût de s’adresser au plus grand nombre sans jamais rien lâcher sur l’ambition créative.

L’hirondelle de la Nouvelle Vague

Très influencée par la peinture et les musées qu’elle arpente avec passion, elle a à peine vu dix films dans sa vie quand elle se lance en autodidacte absolue, au mitan des années 1950, dans l’aventure de La Pointe courte, premier long métrage libre et culotté, tourné en décors naturels, avec une équipe légère et un très petit budget. Un film Nouvelle Vague avant la Nouvelle Vague, en somme. Son monteur, un jeune homme répondant au nom d’Alain Resnais, l’encourage alors à fréquenter assidûment la Cinémathèque. Elle y découvre Dreyer, Visconti, Antonioni et tous les autres ténors de son temps, et comprend que le grand enjeu du cinéma moderne n’est pas tant ce qu’on raconte que la manière dont on le raconte.

 » Quand j’ai eu envie de faire un film, je l’ai écrit. Je ne me suis pas demandée si j’avais le droit.  » En avance sur tout le monde sans forcément le conscientiser, elle est la seule représentante féminine de la Nouvelle Vague, mouvement qu’elle a davantage préfiguré que réellement intégré. Ce qui lui vaudra d’ailleurs le doux surnom d' » hirondelle de la Nouvelle Vague « . Avec Jacques Demy, qui deviendra son compagnon de route jusqu’à sa mort en 1990, Chris Marker ou Alain Resnais, elle fait davantage partie de ce qu’on a alors appelé le  » cinéma de la rive gauche « .

En 1961, Cléo de 5 à 7, film compte à rebours, avec son temps réel, sa géographie continue, est l’un des grands climax d’une trajectoire qui n’en sera pas avare – Le Bonheur, quatre ans plus tard, en est un autre.  » Je n’ai pas fait une carrière, j’ai fait des films « , se plaisait-elle à répéter. Et, en effet, son oeuvre, protéiforme, résiste aux étiquettes comme aux raccourcis faciles. Chez elle, documentaire et fiction s’interpénètrent et se nourrissent, explosant les frontières bien trop étanches des catégorisations. En constante (ré)invention, elle se montre particulièrement ouverte au hasard, qui conditionne ce qu’elle appelle sa  » cinécriture « .

Le passage du temps

 » Je suis née libre « , dira-t-elle un jour. Libre, certes, mais aussi engagée. La révolution cubaine, la guerre du Viêtnam, le combat des Black Panthers, la lutte pour l’avortement et le droit des femmes… Rien n’échappe à l’objectif d’Agnès Varda, qui voyage beaucoup, côtoie Warhol, sympathise avec Jim Morrison, mais reste la cinéaste des marginaux et des laissés-pour-compte. Réalisatrice profondément humaine à la fibre sociale, elle développe un style digressif, fantaisiste, qui cultive les jeux de mots et d’images. Un cinéma artisanal et intuitif, très ludique, mais dont il ne faudrait surtout pas occulter la dimension plus sombre, la violence, la cruauté et la mort, bien présentes également. Comme dans l’estomaquant Sans toit ni loi. Sorti en 1985, le film sera un succès surprise.

Dix ans plus tard, l’échec cuisant des Cent et une nuits la pousse pourtant à arrêter la fiction pour de bon.  » J’ai pris une gamelle.  » Quand l’artifice ne fonctionne pas, la réponse, c’est la rue. Elle revient par la toute grande porte avec Les Glaneurs et la Glaneuse (2000), documentaire marqué par son souci de la récup qui lui vaudra jusqu’à sa mort de recevoir des pommes de terre en forme de coeur dans sa boîte aux lettres. Varda, tel le phénix, trouve un nouvel élan et renaît à elle-même. A l’invitation de la Biennale de Venise, elle commence à montrer ses installations et accède au sérail de l’art contemporain qu’elle aime tant. Une nouvelle vie s’ouvre à elle.  » Vieille cinéaste, jeune plasticienne « , rira-t-elle alors, travaillant plus que jamais le motif du passage du temps.

Atteinte d’un cancer, diminuée par des problèmes de vue, l’infatigable Mamita Punk, comme l’appelaient ses petits- enfants, regardait ces dernières années sa mort prochaine droit dans les yeux. Elle aimait par exemple raconter toute l’ambiguïté des derniers instants de Goethe, qui aurait dit  » Mehr licht  » – plus de lumière – juste avant de mourir. A moins que ce ne soit  » Mehr nicht  » – plus rien.  » A mon avis, je vais plutôt vers le rien « , souriait-elle les yeux dans le vague.  » Je disparais dans le flou, je vous quitte  » auront été les derniers mots de son ultime film. Alors oui, le flou, le rien, peut-être, pour elle aujourd’hui. Mais une oeuvre éternelle, ô combien lumineuse, en héritage pour nous tous qui restons.

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