Dans Flight N°745, un décor miniature où évoluent des marionnettes de quelques centimètres de haut, reproduit une ruelle de Téhéran. © GOLNOOSH TAHERI

Regards persans

En mars, l’Iran s’invite à Bozar, à Bruxelles, pour livrer un petit aperçu de ses scènes florissantes. La critique sociale y est aussi présente qu’un certain onirisme.

C’est en général plutôt dans la rubrique politique internationale que l’Iran surgit, au fil des manifestations réprimées dans le sang, des pratiques de censure et des tensions palpables avec les Etats-Unis. Entre autres. Mais la culture n’y est pas asphyxiée pour autant.  » Le théâtre en tant que forme est vraiment en train d’y éclore « , déclare Keyvan Sarreshteh, jeune auteur et comédien de Pink Cloud (1), l’un des six spectacles proposés dans le cadre du focus Welcome to Iran qu’organise Bozar afin de mettre en avant la vitalité des arts de la scène iraniens (lire aussi l’encadré).  » Beaucoup de théâtres indépendants ont ouvert à Téhéran ces dernières années, et le public s’élargit. Le théâtre devient de plus en plus mainstream au niveau commercial et artistique.  »

Dans Flight N°745, un décor miniature où évoluent des marionnettes de quelques centimètres de haut, reproduit une ruelle de Téhéran.
Dans Flight N°745, un décor miniature où évoluent des marionnettes de quelques centimètres de haut, reproduit une ruelle de Téhéran.© GOLNOOSH TAHERI

Invité en mai dernier à Bruxelles en tant qu’artiste résident au Kunstenfestival-desarts, Keyvan Sarreshteh a pu y constater à quel point le théâtre en Iran est encore fortement lié au répertoire classique ou à des adaptations de textes nationaux, là où l’Europe voit se multiplier les créations originales. Conformément à cet état de fait, le Leev Theatre Group, avec lequel il collabore régulièrement, proposait ainsi récemment deux pièces de Tchekhov, mais aussi Pink Cloud, inspiré d’une nouvelle éponyme de l’écrivain iranien Alireza Mahmoudi Iranmehr, publiée dans un recueil en 2010. Un récit adoptant le point de vue d’un jeune soldat abattu en Irak et dont on suit le parcours chaotique du corps, de charniers en tombes, du territoire ennemi à la terre natale, en passant par des erreurs d’identification. En quelques pages au ton volontairement détaché, la nouvelle parcourt les principaux jalons de la guerre qui a opposé l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran postrévolution de l’ayatollah Khomeini pendant huit années, entre 1980 et 1988. Et relevant toute son horreur et son absurdité.  » Je n’ai jamais vu celui qui m’a abattu depuis les rochers du sommet de la colline. Il avait peut-être 20 ans à peine, parce que s’il avait eu un peu d’expérience, il n’aurait pas choisi de tuer un simple soldat alors qu’il y avait trois sergents-majors et deux lieutenants dans notre colonne « , dit ainsi le protagoniste, qui verra le  » nuage rose  » du titre dans le ciel juste avant de mourir.

Pink Cloud, le parcours d'un soldat pendant la guerre Iran/Irak.
Pink Cloud, le parcours d’un soldat pendant la guerre Iran/Irak.© ALBORZ TEYMOORZADEH

Le chant des sirènes

Keyvan Sarreshteh avait 1 an lorsque la guerre entre l’Iran et l’Irak s’est terminée. Présente pour la première fois en Belgique pour présenter Flight n° 745 (2) à Bozar, Marjan Poorgholamhossein en avait, elle, 7.  » Je fais partie, commence l’auteure, comédienne et metteuse en scène, de la dernière génération qui se rappelle de la guerre. Je me souviens d’une soirée avec des amis où le DJ utilisait, en guise de transition entre les morceaux, un bruit de sirène qui ressemblait à celle des alertes rouges, celle qui prévenait qu’il fallait rejoindre les abris parce qu’un bombardement allait avoir lieu. Quand on a entendu ce bruit, mes amis et moi, on s’est pris la tête entre les mains alors que les autres, qui étaient plus jeunes, continuaient à rire et à danser et ne pouvaient pas imaginer à quel point c’était horrible pour nous d’entendre à nouveau ce son. Ces sirènes, c’est comme une aiguille dans mon cerveau…  » Prenant pour héroïne une femme qui revient dans son pays natal, quitté à cause de la guerre, pour revendre la maison familiale, Flight n°745 s’attache, lui aussi, aux conséquences du douloureux conflit irako- iranien.  » Le spectacle s’inspire de ma vie et de celle de mon frère, confie Marjan Poorgholamhossein. Moi, je suis restée à Ispahan avec mes parents, mais mon frère a quitté l’Iran quand il avait 18 ans, pour ne pas être forcé de rentrer dans l’armée. Il est parti au Canada pendant douze ans. Quand il est revenu, tout avait changé et ça été très dur pour lui d’accepter tous ces changements.  » Dans le spectacle, Marjan Poorgholamhossein incarne cette femme qui, dans l’avion du retour, se remémore son enfance ; des scènes matérialisées dans un décor minuscule reproduisant une impasse de Téhéran et où évoluent des marionnettes ne dépassant pas trois centimètres, filmées en direct et agrandies sur un écran.

Un mélange de comédiens et de marionnettes que Pink Cloud adopte également.  » Je joue le soldat avant sa mort, raconte Keyvan Sarreshteh, et quand il meurt, le soldat devient la marionnette, moi je ne parle plus. La marionnette est ce qu’il reste de moi. Je suis ensuite encore présent sur scène, mais en tant qu’autre chose. Quoi exactement ? On laisse les spectateurs libres de décider.  »

C’est que l’attrait pour la marionnette contemporaine s’inscrit dans une longue tradition en Iran. Le kheimeh shab bazi est un théâtre de marionnettes à fil attesté depuis le xviie siècle, joué en rue devant un public mêlant adultes et enfants.  » Un des personnages récurrents est Mobarak, à la peau noire, explique Marjan Poorgholamhossein, qui s’est spécialisée en marionnettes à l’université. Sage et malin, Mobarak se moque des politiques et des sujets de société.  » Le poil à gratter des spectacles iraniens contemporains ne vient pas de nulle part…

Pink Cloud, les 15 et 18 mars ; Flight n°745, les 16 et 17 mars, tous deux à Bozar, à Bruxelles.

Medea, avec Ava Darvishi.
Medea, avec Ava Darvishi.© AMIRHOSSEIN SHOJAEI

L’Iran à Bozar

Pendant quatre jours, Bozar fait la fête aux arts de la scène iraniens. Contrairement aux préjugés sur la République islamique, les femmes y tiennent une solide place. L’auteure, comédienne, marionnettiste et metteuse en scène Marjan Poorgholamhossein ne sera pas la seule à y défendre les couleurs de son pays. Bahar Katoozi y présente Special Relativity, seul-en-scène né de sa plume, où les sentiments croisent la physique quantique. Ava Darvishi campe une Médée contemporaine dans la version de la pièce d’Euripide livrée par le Bohemi Theater Group. Quant à Afsaneh Noori, installée à Bruxelles depuis quelques années, elle signe le texte autobiographique et la mise en scène de Chante avec moi (spectacle en français), sur la perte de son père, un alpiniste disparu en montagne. Un appréciable panorama.

Welcome to Iran – Focus on performing arts, du 15 au 18 mars à Bozar, à Bruxelles (la majorité des spectacles sont en persan surtitré). www.bozar.be

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