Réactions en chaîne

Marianne Payot Journaliste

Le premier opus de l’Irlandais Darragh McKeon, sur fond de Tchernobyl et de déclin de l’empire soviétique. Puissant.

Malgré ses succès en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, l’Irlandais Darragh McKeon, ex-n° 7 aux portes du rugby professionnel et metteur en scène de théâtre, garde les pieds sur terre. Comme il a su ne pas se précipiter, attendant ses 35 ans, après neuf années de lecture et d’écriture, pour publier sa très belle partition, mélange de tragédie grecque et de chronique politico-sociale, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, titre extrait, pour ceux qui l’auront oublié, du Manifeste du Parti communiste, de Marx et Engels.

 » Tout ce qui était sacré se trouve profané, et à la fin les hommes sont forcés de considérer d’un oeil détrompé la place qu’ils tiennent dans la vie, et leurs rapports mutuels.  » Ainsi se poursuit la citation de 1848 que l’ancien étudiant en sociologie, tordant le nez à l’Histoire, plaque sur la catastrophe de Tchernobyl  » qui aurait précipité, nous dit-il, le début de la fin de l’empire soviétique « . Et qui, après Fukushima et Tianjin, semble plus que jamais d’actualité. En 1986, Darragh McKeon n’avait que 7 ans, mais, comme toutes les cités d’Irlande, son village des environs de Dublin ressentit l’onde de choc de la centrale nucléaire ukrainienne, accueillant nombre d’enfants touchés par le drame – ils furent 12 000, grâce à l’association Chernobyl Children International, fondée par l’Irlandaise Adi Roche.

Comme une évidence, le roman de McKeon s’ouvre sur le 26 avril 1986 avec quatre personnages principaux : Evgueni, un jeune pianiste de 9 ans surdoué, fils d’un combattant mort en Afghanistan et d’une blanchisseuse ; sa tante, Maria, ancienne journaliste dissidente, désormais ouvrière dans une usine ; Grigori, talentueux chirurgien de 36 ans, séparé de Maria ; et, à 700 kilomètres de Moscou, Artiom, 13 ans, tout fier d’aller chasser l’oie avec son père en ce petit matin printanier.  » Il ouvre les paupières et le ciel emplit ses rétines, un ciel d’un rouge profond. On croirait que la croûte terrestre s’est retournée, que la lave incandescente est en suspens au-dessus de la terre.  » Cela fait quelques heures qu’à dix kilomètres de là, des hommes démunis – pompiers en bras de chemise, techniciens de laboratoires hébétés, militaires amorphes – tentent d’éteindre le feu qui ravage le réacteur n° 4.

Quelle est la procédure à suivre ? Nul ne le sait car  » pareil événement ne peut être toléré… le système ne peut dysfonctionner, le système est la glorieuse patrie « . Ni procédure, ni iode, ni médicaments… La scène, apocalyptique, ubuesque, superbement reproduite ici, se poursuit. A Pripiat, la ville-dortoir de Tchernobyl, où Grigori est envoyé d’urgence, les gamins continuent de jouer au foot dans les rues. Dans trois heures, les 100 000 habitants de la zone d’exclusion seront transférés dans des camps, à Minsk… Ville qui, du fait du nuage radioactif, aurait dû à son tour être évacuée, si la chape de plomb du pouvoir ne l’avait recouverte. Artiom, le jeune paysan, végète dans l’un de ces camps, sans son père, utilisé comme  » liquidateur  » et irradié pour le salut de la nation…

A Moscou, où rien n’a fuité, Maria l’insoumise se débat avec sa conscience, comme tous ces homo sovieticus, tiraillés entre leur tranquillité et leurs idéaux. Mais les radiations ont commencé leur travail de sape, la chute de l’empire est imminente. Darragh McKeon s’en fait brillamment l’écho, avec des mots simples et convaincants.

Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, par Darragh McKeon, trad. de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau. Belfond, 400 p.

Marianne Payot

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