© Geraldine Jacques

(Re)lire  » La raison populiste « 

Un imbécile profère une imbécillité à la télévision – et, aussitôt, la médiasphère s’enflamme, comme si un événement terrible avait eu lieu, qui avait dévasté une partie du monde et emporté avec lui un trop grand nombre de vies. Nous connaissons ce phénomène : il se reproduit de jour en jour, devenant l’idéal type d’un mode de fonctionnement médiatique dont les esprits forts aiment à présenter le triomphe comme une catastrophe.

Parfois, cependant, l’imbécillité est si salée (pensons à une blague homophobe débile signée par le plus débile des présentateurs de la plus débile des chaînes de télévision) qu’une sorte de silence sidéré se fait. La raison de ce silence n’est guère compliquée à comprendre ; elle est celle qui préside à toute scène si gênante qu’il ne serait jusqu’à sa forclusion qui deviendrait impossible – à moins d’assumer la plus grande des frivolités. Soudain, la question de savoir si les médias contemporains sont à la hauteur du présent ne se pose plus ; la seule interrogation qui subsiste est celle qui consiste à se demander comment ceux-ci peuvent provoquer une telle connerie. Pour les esprits forts, l’explication ne tarde pas : dans un monde saturé par les médias, ce sont ceux qui flattent les plus bas instincts des plus basses classes de la population qui triomphent toujours – ceux qui relèvent de ce qu’ils nomment  » populisme « .

La sûreté de jugement des lucides fait plaisir à voir ; à examiner les conclusions qu’ils tirent, on imagine qu’ils n’ont guère de difficultés à s’endormir le soir, après avoir conchié une dernière fois la bassesse du monde qui les entoure. Pourtant, ils feraient mieux de se retourner sur leur oreiller – car il y a fort à craindre qu’ils se trompent à la fois sur les médias qu’ils haïssent tant, et sur le  » populisme  » qu’ils voient se déployer partout. En réalité, le  » populisme  » qu’ils croient constater n’est que la projection de leur désir d’ordre – un désir qui les verrait se soustraire de la logique qu’ils dénoncent, comme si le scandale suscitant leur colère n’existait pas que par eux. Le  » populisme  » n’a rien de populaire ; il est un pur fantasme hantant le cerveau de ceux qui s’imaginent qu’il y a des élites, et qu’ils en font partie. Et c’est ce fantasme qui donne aux imbéciles leur meilleure chance d’être entendus, et de provoquer un de ces débats inutiles dont, précisément, les esprits forts ont le secret, et qui en constitue la meilleure des publicités.

Face aux imbéciles, il n’y a qu’une règle qui vaille : le haussement d’épaules, aussitôt suivi de l’oubli pur et simple de ce qui en avait été la cause. S’il y en a encore pour trouver que les tours de cour de récréation sur le thème des pédés sont comiques, ce n’est pas dû à tel ou tel présentateur de télévision ; c’est dû à autre chose, dont les esprits forts sont eux aussi le symptôme.

Feu Ernesto Laclau, dans La Raison populiste, avait donné un nom à cette autre chose : le refus du populisme – en tant que le populisme est très exactement le langage de ce qui est absent de la politique contemporaine, à savoir le peuple. Pour se débarrasser une bonne fois pour toutes des imbéciles, il est grand temps de renouer avec lui.

La raison populiste, par Ernesto Laclau, trad. fr. Jean-Pierre Ricard, Le Seuil, 2008, 304 p.

Par Laurent de Sutter

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