(RE)LIRE  » EICHMANN À JÉRUSALEM « 

Le film Fritz Bauer, un héros allemand, en salle actuellement, revient sur l’acharnement d’un procureur, fin des années 1950, à traquer et juger en Allemagne Adolf Eichmann, logisticien de la solution finale. Bauer retrouve sa trace en Argentine, ne parvient pas à convaincre sa hiérarchie de le capturer et se tourne vers Israël. Qui enlève Eichmann et le juge à Jérusalem. Hannah Arendt persuade The New Yorker de l’envoyer couvrir ce procès. Son compte rendu, paru sous la forme de cinq articles, donne lieu, en 1963, à Eichmann à Jérusalem. Arendt constate que le génie du mal n’est pas au rendez-vous : dans sa cage de verre, la silhouette de l’ancien dignitaire nazi se racornit. Raisonnant par slogans, se défaussant par l’argument classique qu’il ne faisait qu’obéir aux ordres, il donne l’impression de ne pas comprendre ce qu’il fait là. En fin d’ouvrage, la philosophe évoque  » la leçon que nous a appris cette longue étude sur la méchanceté humaine : la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal « .

On a reproché à Arendt d’avoir voulu relativiser les crimes d’Eichmann, comme si nous avions tous un bourreau en nous et que seules les circonstances faisaient la différence. Ce  » bourreau intérieur  » est devenu peu à peu une star de la fiction, relayée par la littérature (LesBienveillantes de Jonathan Littell en paroxysme), le cinéma ou les séries télévisées, qui, depuis dix ans, multiplient les héros  » monstrueux  » auxquels, de près ou de loin, il est permis de s’identifier (Breaking Bad, Dexter, House of Cards… ) : être bourreau est à la portée de tous, et on peut y trouver une valorisation de soi par affirmation de volonté de puissance. Sans doute est-ce l’appropriation d’un mal fantasmé qui attire certains esprits perdus vers un destin terroriste, dans un cocktail létal de frustrations sociale et sexuelle, de virilité de petite frappe, de cause apocalyptique à laquelle contribuer et de l’envie de laisser son nom dans les mémoires, tirant une jouissance mortifère dans l’idée d’incarner  » le mal  » pour le monde qu’ils attaquent, parce qu’être craint c’est enfin exister.

Or, c’est ici qu’il convient de bien lire Arendt. La banalité du mal, ce n’est pas le bourreau que nous aurions en chacun de nous, n’attendant qu’une crise ou une guerre pour se libérer. C’est l’absence expresse de pensée délibérative, qui permet à chacun de s’approprier le monde sans se laisser imprimer par lui. Ainsi, Eichmann ne délibérait pas intérieurement, ne voyait l’avenir que par le prisme d’ambitions médiocres et s’abstenait tant de penser le monde autour de lui qu’il pouvait aisément y diluer toute responsabilité.

Il y a là une clé à réutiliser pour mieux comprendre les passages à l’acte criminels que nous subissons : la question n’est pas de traquer le mal en chacun de nous, mais de prévenir le conformisme humain, disposition qui a aussi permis à l’homme son adaptation et sa survie. Car le danger n’est pas le bourreau tapi dans l’ombre, ni les psychopathes ne respirant que par le crime ; il réside dans la rencontre entre ces derniers et le penchant universel à l’obéissance. La rencontre, funeste, entre le mal radical et le mal banal.

Eichmann à Jérusalem, par Hannah Arendt, Folio Histoire, 484 p.

Par François De Smet

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