Rapsat, une histoire belge

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Dix ans après sa mort, survenue le 20 avril 2002, que reste-t-il du chanteur ? Une poignée de morceaux emblématiques et un parcours inégal, flingué en plein vol. Avec cette question lancinante : pourquoi n’a-t-il pas cartonné en France ?

J’avais écrit deux titres pour lui, L’Accordéon cajun et Comment cesse t’on d’aimer ? parus sur son album éponyme de 1995. Pour fêter çà, je l’avais emmené dans l’un des bars à hôtesses de ma rue, au centre de Bruxelles : c’était la première fois qu’il mettait les pieds dans un bordel – on était là juste pour boire un verre, rien de plus – et quand la barmaid lui a dit qu’elle aimait beaucoup ses chansons, il en a été réellement touché.  » Quand Jacques Duvall raconte cette demi-anecdote, on retrouve la vérité sur Pierre Rapsat : un homme de succès mêlés, populaire, mais dont la vie musicale aura été une suite de ups and downs.

Un peu comme sa généalogie personnelle : quand il naît le 28 mai 1948 à Ixelles, Raepsaet – patronyme d’origine – intègre une histoire familiale qui a déjà du souffle. Même si ce n’est que plus tard dans sa carrière, en 1992, qu’il écrira un titre, l’un de ses meilleurs, sur une grand-mère résistant au fascisme espagnol ( Aurore). Fils d’un survivant de Dachau et petit-fils d’un grand-père fusillé par les franquistes, Pierre porte une sensibilité de gauche, bientôt vampirisée par une idéologie d’une tout autre ampleur, le rock’n’roll. Immigré à Verviers à l’âge de 10 ans, c’est bien dans le fantasme des Beatles & C° qu’il se construit. Lors de notre première rencontre, au c£ur des années 1980, il nous disait :  » Je me fous un peu de savoir ce que veut dire exactement le mot « rock » mais je sais que si j’ai pris une guitare en main, c’est bien à cause de lui. A l’école des filles de Verviers, en 1965, on se prenait pour les Rolling Stones et on a dû jouer 42 fois Satisfaction.  »

Ce  » on  » générique embrasse une génération nourrie des sonorités anglaises qui tente de rejoindre les rêves de la Vieille Albion. Mais en l’absence de réelle industrie musicale belge, Rapsat bourlingue entre bals et pop-music, glissant des Tenderfoot Kids (1967) à Laurelie (1969) puis Jenghiz Khan (1971) avant de livrer, en 1973, un premier album solo, que la branche française du label Warner sort en deux langues, français et anglais. Ce bilinguisme ne sera que temporaire, par nécessité de choisir entre deux mondes, le rock et la variété. Contrairement à JJ Goldman, aspiré par le succès, Rapsat mettra longtemps à résoudre cette dualité entre le yin pop et le yang des mélodies sucrées . C’est bien le sens de sa participation à l’Eurovision en 1976 : nonobstant la qualité sympa de la ballade, Judy & Cie, il en tirera surtout une identité composite, floue. Il faudra donc encore une demi-douzaine d’années avant qu’il ne décroche son Graal, l’album Lâchez les fauves et son tube synthétique, Passagers de la nuit. Là, c’est la cartouchière qui explose, comme les ventes, 30 000 exemplaires, et les dates de concerts, doublées, voire triplées, dans chaque ville visitée. De là, date l’idée qu’On a tous quelque chose en nous de Pierre Rapsat.(…), moment où le chanteur s’incarne complètement dans le confetti Bruxelles-Wallonie.

Manque d’arrogance

24 mai 1986, Pierre Rapsat comble Forest-National : il n’est que le second artiste belge francophone à franchir cette étape symbolique, après Machiavel, deux fois locataire de la marmite forestoise. Thierry Plas, guitariste de Machiavel justement, joue avec Rapsat ce soir-là. Il se souvient de la  » grosse fiesta « pendant et après, comme des dix-huit mois passés en compagnie du chanteur :  » Il était à la fois combatif et, pour autant que cela ne sonne pas de manière péjorative, il était aussi provincial. Il avait déjà tenté la France, mais il aurait fallu qu’il se délocalise deux ans là-bas pour avoir une vraie chance. Rapsat avait le coffre et le souffle, mais pour les Français, sa voix manquait peut-être de charme. C’est sans doute la faute à pas de chance : son déménagement n’aurait peut-être rien changé à son destin.  » En début de carrière, signant à Paris chez Atlantic/Warner ou plus tard, chez Milan, Rapsat tente l’Hexagone sous diverses formes, mais le rendez-vous n’aura finalement pas lieu. Malgré des directeurs artistiques séduits, les labels défilent – neuf en 16 disques… – sans que, jamais, le timing semble être juste.  » Je pense qu’il fallait de toute façon être plus présent à Paris que Pierre n’aurait voulu l’être.  » Nicky De Neef a longtemps travaillé chez Sony Belgique, et donc avec Rapsat :  » Il est clair qu’il faut être sur place, tisser des relations, fréquenter les soirées, ce que quelqu’un comme Obispo, par exemple, a beaucoup fait. Pierre habitait une maison un peu reculée dans un village près de Verviers avec sa femme et son fils, il avait ses copains et ses habitudes et n’avait guère envie d’immigrer à Paris. Je crois que d’une certaine façon, il manquait d’arrogance, et puis, la mode n’était pas encore du tout aux Belges.  »

Naïf plutôt que salaud

Curieux destin de cette gloire rapsatienne des années 1980 qui, la décennie suivante, s’énonce commercialement et artistiquement inégale, jusqu’à un premier sursaut, Volte-Face, début 1999. Quand on lui dit alors que ses textes pêchent parfois par  » naïveté « , Pierre répond qu’il  » préfère être naïf plutôt que salaud, sans prêter le flanc à la complaisance « , tout cela incarnant à terme une forme de réelle sincérité. Ce mot lui servira de laisser-passer auprès du public belge qui renoue pleinement avec le chanteur lors de Dazibao, paru au printemps 2001. C’est le deuxième disque concocté avec le musicien liégeois Didier Dessers et il exprime une nouvelle confiance dans la musique, sérénité et plaisir affirmés, l’Orchestre royal de chambre de Wallonie donnant de justes cordes aux mélodies. Ces derniers moments s’appellent Les Rêves sont en nous ou Ensemble, titres qui expriment un héritage belgo-belge plus ou moins fantasmé.

La suite, on la connaît : alors que la France semble enfin décidée à revenir vers Rapsat – à l’été 2001 – on apprend que le chanteur souffre d’un cancer (du pancréas), irrémédiable. Alors, l’héritage, c’est bien sûr la musique, jamais meilleure que dans les tutoiements intimes d’une histoire collective ramenée à la première personne : comme dans Un dimanche en automne où le traumatisme de l’après-Dutroux croise l’identité familiale multiple de Pierre . Itinéraire d’un honnête homme. Charles Gardier, organisateur des Francos :  » Dès qu’il a été question de faire un festival à Spa, Pierre s’est complètement immergé dans le projet, sans arrière-pensée. Il n’avait aucune ranc£ur, aucune posture d’ego mais une vraie gentillesse ! Dix ans après sa mort, quand on a des hésitations sur une programmation, on se demande encore ce qu’il en aurait pensé. Pierre était quelqu’un de bien.  »

A écouter : CD Le Best Of ou triple CD Les 50 Plus Belles Chansons chez Viva Disc.

A voir : soirée Tous les rêves de Pierre Rapsat, le 20 avril sur La Deux à 20 h 05.

A lire : Pierre Rapsat. Ses rêves sont en nous par Thierry Coljon, Editions Luc Pire.

PHILIPPE CORNET

Après  » Passager de la nuit « , le chanteur s’incarne complètement dans le confetti Bruxelles-Wallonie

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