Racheter sa faute, aussi sans argent
Eviter un procès contre monnaie sonnante et trébuchante, c’est possible. Mais cela entraîne une discrimination entre justiciables. Solution : pouvoir acheter son impunité aussi sans payer.
La transaction pénale existe depuis bien longtemps en Belgique. Mais, en avril 2011, le législateur a élargi son champ d’application à davantage de crimes et délits. Notamment aux matières fiscales, ce qui offre la possibilité à nombre de délinquants financiers d’échapper à une condamnation pénale et à ses conséquences (casier judiciaire, médiatisation) contre payement d’une somme d’argent. On dit que c’est le lobby des diamantaires anversois, en pleine tourmente judiciaire, qui a poussé à l’adoption de la transaction élargie.
La nouvelle législation permet également de négocier un accord pécuniaire à tout moment de la procédure, y compris après la saisine d’un juge d’instruction, lors du renvoi devant un tribunal correctionnel ou une cour d’appel. Le premier justiciable à en avoir bénéficié serait le milliardaire Patokh Chodiev, en août dernier, dans le dossier Tractebel ouvert en 1996.
La négociation se déroule en toute discrétion avec le parquet, loin des caméras, et sans que le juge saisi ne puisse contrôler l’opportunité de l’accord. La conclusion d’une transaction a pour effet d’éteindre définitivement l’action publique. C’est dire si la nouvelle mesure peut s’avérer intéressante pour certains prévenus qui en ont les moyens. La loi a été précisée, fin mai, dans une circulaire des procureurs généraux et de la ministre de la Justice Annemie Turtelboom (Open VLD). Depuis lors, cela n’en finit pas de faire des vagues dans le petit monde des magistrats et des avocats.
» Ce que les hommes d’affaires et les banques craignent le plus, dans un procès pénal, c’est la publicité des débats. Pourquoi, outre une certaine impunité, pourraient-ils jouir d’une absence de visibilité démocratique ? Je reste convaincue que les sanctions pénales sont productives dans les dossiers financiers « , soutient Me Martine Bourmanne qui a défendu les intérêts de l’Etat dans le procès pour fraude fiscale du prince Henri De Croÿ. Ce dernier a récemment été condamné par le tribunal correctionnel de Bruxelles à une peine de trois ans de prison avec sursis et à dix ans d’interdiction professionnelle. Cette issue en première instance est exceptionnelle pour un gros dossier fiscal. La dépénalisation du droit des affaires est une tendance lourde dans pas mal de pays européens. On l’a vu en France sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
» C’est vrai que le risque d’une justice à deux vitesses est préoccupant, estime Me Michèle Hirsch, avocate du prince De Croÿ qui a annoncé aller en appel. Mais bon, la transaction pénale est la traduction d’un aveu d’échec de la justice : combien de grands dossiers financiers a-t-on vu réellement aboutir, dans une procédure pénale ? Je n’en connais pas… » Du côté des juges, la pilule reste difficile à avaler. » Un échec de la justice ?, s’étrangle Michel Claise, juge d’instruction financier à Bruxelles. Mais c’est parce que les responsables politiques nous maintiennent dans cet état de dénuement ! » Entre les moyens de la justice et ceux dont disposent les fraudeurs pour se défendre, le fossé est effectivement énorme.
Quoiqu’il en soit, le constat est là : les dossiers fiscaux et financiers s’enlisent. » Il faut être pragmatique, considère le sénateur Ahmed Laaouej (PS). Dans certaines affaires, mieux vaut se contenter de récupérer les montants éludés plutôt que de tabler sur une condamnation pénale très incertaine. Pour le reste, je rappelle qu’il s’agit d’une mesure alternative et que sa mise en £uvre sera évaluée par le parlement. «
Il n’empêche, la transaction pourrait bien engendrer une discrimination de fait. » Si, dorénavant, les criminels en col blanc échappent encore davantage à la sanction pénale, ce n’est pas le cas des délinquants de droit commun classiques qui, en outre, traînent un casier judiciaire derrière eux « , avertit Me Bourmanne. Il n’est d’ailleurs pas certain que la nouvelle loi tienne le coup devant la Cour constitutionnelle : un recours a été introduit par la Ligue des droits de l’Homme. » Avec la Ligua flamande, nous attaquons également la récente circulaire de Turtelboom devant le Conseil d’Etat « , révèle Alexis Deswaef, président de la Ligue. Si toutes deux obtiennent gain de cause, il faudra rabattre les cartes.
Le remède
Une manière de gommer ce caractère discriminatoire serait d’aligner le régime de la transaction sur celui de la médiation pénale. Celle-ci permet également l’extinction de l’action publique en échange du respect de certaines conditions, comme la réparation du dommage, la rencontre avec la victime, un traitement médical ou une formation (module de gestion de la violence, par exemple). Autant de conditions qui doivent être remplies dans un délai relativement bref pour rendre la mesure efficace…
» Mais, contrairement à la transaction élargie, la médiation ne peut plus être proposée par le parquet après la saisine du juge. Le législateur est très explicite sur ce point, éclaire Damien Vandermeersch, avocat général à la Cour de cassation et chargé de cours à l’UCL et aux facultés Saint-Louis. Or pourquoi ne pas adopter un système où le procureur et le prévenu pourraient venir à l’audience avec un accord qu’ils proposeraient au juge ? «
Cela donnerait à la médiation pénale une nouvelle envergure, avec pour conséquence de désengorger les prisons et de rendre plus effective les réponses de la justice. On sait que les courtes peines de prison – un autre débat ouvert par Annemie Turtelboom – ne sont plus effectuées. » Surtout, une sanction acceptée se révèle souvent plus efficace, continue le Pr Vandermeersch. Le prévenu jouerait un rôle actif dans son parcours pénal. » Il n’aurait plus de casier judiciaire qui l’empêche, bien souvent, de se réinsérer sur le marché de l’emploi.
Reste la question du rôle du juge. Dans le cas de la transaction, l’accord avec le parquet se conclut dans son dos. » Exclure le juge d’instruction de la négociation, alors que celui-ci a déjà instruit le dossier, signifie un recul de son pouvoir absolu et de son indépendance par rapport au parquet « , s’offusque Michel Claise. La Cour constitutionnelle pourrait tiquer sur ce point-là aussi. » Le juge devrait pouvoir contrôler si l’accord proposé est la bonne réponse pénale. Ce serait une garantie démocratique « , estime Damien Vandermeersch. Il est vrai que le manque de transparence expose le parquet à toutes les suspicions. Même si un prévenu paye davantage que ce qu’il aurait fait en cas de condamnation, l’opinion publique pensera toujours qu’il y a eu un arrangement à l’amiable.
Le pénaliste défend d’ailleurs le principe de peines pécuniaires plus adéquates. » Actuellement, la confiscation est devenue une arme redoutable, mais on se contente de confisquer les biens patrimoniaux, s’explique-t-il. On reprend donc le profit réalisé par le fraudeur. Ce n’est même pas une peine. Imaginez qu’on fasse payer au prévenu trois fois le montant du bénéfice escompté et qu’on fasse peser la sanction directement sur le patrimoine personnel du dirigeant de société autant que sur celui de la société elle-même, cela ferait beaucoup plus réfléchir les fraudeurs. «
Dans les couloirs du palais de justice de Bruxelles, il se murmure qu’avec l’élargissement de la transaction pénale, le risque est que les banques et les grandes sociétés constituent une caisse de garantie pour acheter leur impunité et puis continuer à frauder tranquillement.
THIERRY DENOËL
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