Qui veut gagner des millions?

Les maths ont le vent en poupe. Prix Abel et dollars à la pelle attendent celui (ou celle) qui viendra à bout de problèmes aussi célèbres qu’agaçants

C’est un chercheur de renom, au brillant avenir, aux travaux jalousés par ses pairs. Pourtant, visiblement, aucun de ses collègues du Trinity College (Cambridge) n’a raison de l’apparente misanthropie de Petros Papachristos. Le vieil homme, en effet, s’est enfermé dans la « théorie des nombres » – la crème des crèmes des maths pures, où la plupart des problèmes présentent une difficulté et une concision remarquables. « On peut les écrire sur le dos d’une enveloppe, confie un matheux. Et c’est terrible, ces trucs apparemment si faciles, et en même temps impossibles à résoudre… » Bref, Papachristos, dit « Oncle Petros », en bave pour l’arithmétique de pointe. Il en perd ses amis, puis, peu à peu, la santé. Car toute son existence n’est plus dévolue qu’à un seul objectif: démontrer la conjecture de Goldbach…

« Une conjecture, selon le Dictionnaire des Sciences (Flammarion), est une proposition que, par intuition, on pense vraie, mais pour laquelle on cherche encore une démonstration. » En clair, on croit que ce qu’on avance est exact, sans trop savoir pourquoi. Celle formulée en 1742 par Christian Golbdach, le tuteur prussien des enfants du tsar, n’échappe pas à la règle. A première vue simplette, elle dit ceci: « Tout nombre entier pair plus grand que 2 est la somme de deux nombres premiers.(1) » n=p1+p2. Ainsi, 4 est bien la somme de 1 et 3; 8, celle de 3 et 5; 10, celle de 5 et 5 ou de 7 et 3. Il en irait ainsi jusqu’à l’infini. Mais… comment le prouver? Depuis plus de deux cent cinquante ans, les savants s’arrachent les cheveux. Ou sombrent dans la folie, comme Petros. Qu’on se rassure, toutefois: ce professeur-là n’existe pas, sinon sur papier. Il est juste le héros tragique d’une fiction imaginée par Apostolos Doxiadis (2), un écrivain grec contemporain aussi doué que son personnage – il a soutenu une thèse de mathématiques appliquées à Paris. En revanche, la récompense offerte par l’éditeur du roman à tout lecteur capable de résoudre la fameuse conjecture est bien réelle: 1 million de dollars (45 millions de francs) à qui démontrera que la proposition est soit vraie, soit fausse. Attention, l’offre est limitée: les traits de génie doivent parvenir à un comité d’experts internationaux avant le 15 mars 2002… « La probabilité qu’on trouve une solution d’ici là est quasi nulle », estime Jean Doyen, professeur au département de mathématiques de l’ULB. Prudent, l’éditeur s’est tout de même assuré contre une victoire éventuelle. Avis aux amateurs: en 1998, des ordinateurs ont montré que la proposition était valide au moins jusqu’à 4x 10 exp14. Il suffirait donc, pour empocher le pactole, de trouver un contre-exemple, soit un nombre gigantesque (d’au moins 15 chiffres) pour lequel la conjecture ne « marche » pas. « Il y a sans doute, au monde, une vingtaine de matheux susceptibles d’y arriver, évalue Doyen. Mais ils ont visiblement mieux à faire… » Il n’empêche: dans de nombreuses universités, la prime a alléché des flots de participants. D’autant que d’autres appâts sont venus les motiver…

Le rêve de tout chercheur

Vous retenez, par coeur, les vingt premières décimales du nombre Pi? Vous appréhendez immédiatement 256 comme 2 à la puissance 8? Vous avez bondi de joie, en 1994, lorsque le « théorème de Fermat » est enfin « tombé », après avoir agacé les savants durant trois siècles? Alors, ceci est peut-être pour vous. Pour célébrer le nouveau millénaire, le Clay Mathematics Institute (www.claymath.org), une fondation américaine sans but lucratif, désireuse de populariser « la beauté, la puissance et l’universalité de la pensée mathématique », offre un million de dollars à toute personne capable de résoudre un problème, choisi parmi sept difficultés majeures qui continuent d’empoisonner la vie des experts. Comment décrire simplement ces casse-têtes? Bien que d’une importance considérable pour la science – ils ouvrent sûrement des portes en physique et en cryptologie -, tous souffrent d’être véritablement hermétiques au profane. Normal: la traduction des langages mathématiques en un discours intelligible pour le grand public semble être la quadrature du cercle depuis que, au XVIIe siècle, la discipline a plongé dans les profondeurs de la technicité et de l’abstrus. Débrouiller l’oeuvre d’Archimède, vulgariser le boulot d’Euclide… passe encore. Mais, après eux, la mission devient impossible: la quantité d’esprits aptes à digérer cette matière est tout simplement trop restreinte.

Pourtant, les maths avancent. L’une des sept colles retenues par l’Institut – « l’hypothèse de Riemann », l’un des plus fascinants problèmes qui restent « ouverts » – provient d’une série établie en 1900 par David Hilbert, au Congrès des mathématiciens de Paris. Spécialiste de beaucoup de choses, dont la théorie des nombres, ce génie allemand y avait dressé une liste de 23 énigmes censées occuper les méninges des chercheurs du XXe siècle:  » Wir müssen wissen. Wir Werden wissen » (« Nous devons savoir. Nous saurons »), avait-il prédit. Sans doute un peu vite: ses successeurs ont, depuis lors, démontré qu’il existe, en maths, des propositions « indécidables ». Cependant, sa prophétie s’est réalisée en partie: « Cent ans plus tard, treize des problèmes d’Hilbert ont été résolus et huit ont bien avancé, affirme Doyen. Mais deux résistent à toute attaque. » Dont la fameuse hypothèse de Riemann qui, bien qu’assez difficile à formuler (3), contient la clef des mystères entourant la distribution des nombres premiers (encore eux). « C’est la plus célèbre des conjectures, assure le spécialiste. Tout chercheur rêve de la faire craquer. »

L’oubli de Nobel réparé

Sans nul doute, les universités se disputeraient celui ou celle qui en viendrait à bout. Sans doute aussi l’auteur remporterait la distinction la plus convoitée: la médaille Fields, créée en 1936, qui compense, de nos jours, l’absence d’un prix Nobel en mathématiques. Longtemps, les académiciens se sont demandé pourquoi Alfred Nobel avait ignoré les maths dans son testament. Différentes raisons ont été avancées pour justifier cette omission. L’une tient du vaudeville. Le grand mathématicien suédois Gösta Mittag-Leffler aurait été l’amant de l’un des grands amours de Nobel, la comtesse Bertha von Kinsky. Mais rien, dans les biographies des protagonistes, n’étaie véritablement la piste sentimentale. Il paraît plus raisonnable de penser que Nobel a tout bonnement négligé les maths parce qu’elles ne lui semblaient pas assez « pratiques » – dans l’esprit de leur créateur, les Prix devaient honorer des découvertes et des inventions pouvant bénéficier directement à l’humanité. Véritable playdoyer pour la recherche mathématique (qui, puisqu’elle n’est guère coûteuse, peut être défendue même lorsque ses applications n’apparaissent pas immédiatement), la médaille Fields a donc comblé le vide: récompensant (tous les deux ans) au départ deux jeunes savants, elle en salue à présent quatre d’un coup – dont les Belges Pierre-René Deligne (en 1978) et Jean Bourgain (en 1994). Mais le très grand élargissement des champs d’investigation des maths (certains parlent d' »explosion »), le nombre croissant de chercheurs qui, dans le monde, y vouent leur existence (le rassemblement de 1900 comptait 226 participants; un congrès annuel, aux Etats-Unis, réunit de nos jours plus de 5 000 mathématiciens), a incité le gouvernement norvégien à établir un nouveau Prix, qui risque de repousser la médaille Fields au rang d’aumône. Décerné chaque année à partir de 2002, en hommage à un mathématicien du XIXe siècle champion des intégrales, le Prix Abel s’est d’ores et déjà doté d’un capital de… 22 millions de dollars. Qui dit mieux?

(2) Uncle Petros and Goldbach’s Conjecture, Faber, 209 pages. Traduit de l’anglais sous le titre Oncle Petros et la conjecture de Goldbach, Ch. Bourgeois éd.

(3) Pour tout n 1, (n) Hn+exp(Hn)log(Hn), en base e. Et bonne chance…

Valérie Colin

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