Qui veut décapiter les barons ?

Bruxelles, capitale aux 19 clochers. Des clochers vecteurs de passions, catalyseurs de crispations, auxquels certains s’accrochent à tout prix pendant que d’autres s’efforcent de les saborder.

Baronnies d’un autre âge ou ultime point de repère pour le citoyen perdu dans les méandres institutionnels de la capitale ? Les communes bruxelloises sont depuis longtemps dans le collimateur de certains, notamment dans le nord du pays, qui voient en elles le symbole d’une capitale mal gérée, paralysée par 19 potentats locaux, plus à même de défendre leurs quelques centaines d’électeurs que l’intérêt supérieur de la Région. La question des communes s’est notamment invitée au menu des discussions pendant la campagne électorale de 2009. Et récemment encore, le président de la Fédération des entreprises de Belgique Rudi Thomaes a plaidé dans les médias pour leur suppression, en vue de simplifier l’exercice du pouvoir à Bruxelles. Mais les communes sont-elles seules responsables de tous les maux qui accablent Bruxelles et ses habitants ?

 » La question de l’existence des communes bruxelloises n’est pas récente, explique Jean-Paul Nassaux, politologue et collaborateur scientifique du Crisp. A la fin des années 1960, il était déjà question de centraliser certaines compétences pour les cinq grandes villes du pays (Bruxelles, Anvers, Liège, Gand et Charleroi) en créant des agglomérations.  » L’agglomération de Bruxelles sera créée en 1971, mais les autres ne verront jamais le jour. Paradoxalement, c’est l’existence de cette agglomération qui permettra aux 19 entités bruxelloises d’échapper à la fusion des communes de 1977. Et c’est encore cette agglomération, qui n’existe plus aujourd’hui que sur le papier, qui fait que c’est la Région, et non pas les communes comme dans le reste du pays, qui exercent des compétences telles que la collecte des déchets ou la lutte contre l’incendie. Des compétences que l’on voit mal exercées distinctement par Schaerbeek, Saint-Josse, Molenbeek ou les autres, dans une ville où il suffit de traverser la rue pour passer d’une commune à l’autre.

 » Pouvoir énorme « 

Mais si les compétences d’agglomération ont été transférées à la Région, il n’en demeure pas moins que d’autres restent solidement accrochées à l’échelon communal, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes pratiques. Ministre régional de la Mobilité durant cinq ans (2004-2009), Pascal Smet (SP. A) n’a pu que se rendre compte qu’il était loin d’être évident de définir une politique cohérente à l’échelle régionale, quand 19 communes possèdent chacune leur plan de mobilité communal, plans qui ont parfois la fâcheuse tendance d’essayer de rejeter la circulation chez leur voisine afin de préserver la quiétude de leurs habitants.  » Dans certaines rues à cheval sur plusieurs communes, on voit des parcmètres sur un trottoir et un stationnement gratuit sur l’autre, explique Pascal Smet. Des travaux s’arrêtent au milieu d’une rue parce qu’on arrive à la limite de la commune voisine. On a 19 contrats pour 19 types d’éclairages de rue… Voilà quelques exemples qui coûtent beaucoup d’argent à Bruxelles et qui nuisent à sa réputation. Cela m’a pris cinq ans pour convaincre 19 bourgmestres de ce qui paraît pourtant évident pour 1 million de Bruxellois et pour 600 000 navetteurs : Bruxelles n’est qu’un seul espace, pas 19 espaces. Bruxelles doit pouvoir bénéficier d’un aménagement du territoire dans l’intérêt de tous ses habitants, pas seulement dans celui des électeurs d’un bourgmestre. « 

 » En Belgique, les communes ont un pouvoir énorme, ajoute Brigitte Grouwels (CD&V), ministre bruxelloise de la Mobilité qui a succédé à Pascal Smet dans cette matière. Il n’y a que 15 % de la voirie qui est régionale. Le reste appartient aux communes. Régulièrement, nous devons batailler avec des bourgmestres ou avec des échevins qui parviennent à bloquer un projet parce qu’il risque de leur faire perdre quelques électeurs. On est malheureusement toujours limités à des visions locales alors que l’on a besoin d’une vraie vision régionale.  » Ardente défendeuse de la fusion, Brigitte Grouwels n’est toutefois pas opposée au maintien d’un échelon de pouvoir au niveau local.  » Idéalement, il faudrait transférer certaines compétences communales à la Région et créer, au niveau local, une quarantaine de districts ou de quartiers par exemple, qui pourraient exercer la politique de proximité. Mais je reste réaliste : la fusion des communes bruxelloises est impossible parce que les partis francophones s’y opposent. Et en particulier le PS et le MR qui ont la majorité des bourgmestres.  » Brigitte Grouwels, qui plaide également pour la fusion des 6 zones de police, et pour que le ministre-président soit en charge de définir la politique de sécurité sur l’ensemble du territoire de la Région.

Un problème communautaire, la question des communes ? En partie.  » A part l’échevin des Affaires néerlandophones, il n’y a aucune garantie de représentation des Flamands à l’échelon communal « , rappelle Jean-Paul Nassaux. Il y a d’ailleurs très peu d’élus néerlandophones dans les 19 conseils communaux de la Région.  » En cela, les communes gênent les néerlandophones alors qu’elles sont un lieu de pouvoir important pour les francophones. Si un parti comme le FDF a pu se maintenir pendant toutes ces années, c’est en grande partie grâce aux communes.  » Mais les discussions communautaires actuelles et le refus de la N-VA de refinancer Bruxelles sans conditions rendront peut-être inévitable la question de la répartition des pouvoirs dans la capitale. Et le gouvernement régional le sait bien.

L’indispensable proximité

Tout en réaffirmant dans sa déclaration de politique régionale son attachement à l’existence d’un pouvoir communal, le gouvernement Picqué a en effet mis sur pied un comité des sages spécialement chargé d’étudier cette question. Ses conclusions devraient être connues dans les prochaines semaines. Avant la fin de l’année, une agence régionale de stationnement devrait voir le jour, premier pas d’une politique de mobilité d’intérêt purement régional. Sans parler du plan de mobilité Iris 2 qui prévoit toute une série d’actions pour mieux gérer le trafic et les transports dans la Région au cours des prochaines années.  » Le problème de la répartition des compétences entre le local et le supra-local n’est pas propre à Bruxelles, explique le ministre-président Charles Picqué (PS). Il touche la plupart des autres grandes villes. Les politiques globales ont besoin d’organes décentralisés pour les mettre en pratique. Voilà pourquoi les communes sont importantes. Et puis, c’est à l’échelon communal que l’on crée le plus de liens ; que l’on peut travailler avec des acteurs locaux sur les questions de logement ou de sécurité. Les communes sont un facteur important de cohésion sociale. Qu’il faille des transferts de compétences dans un sens comme dans l’autre, c’est évident. Mais il est essentiel de maintenir un échelon communal pour la proximité et la cohésion sociale. « 

Bourgmestre d’Etterbeek, député bruxellois et président de la Conférence des bourgmestres de la Région bruxelloise, Vincent De Wolf (MR) ne dit pas autre chose.  » Demandez à l’homme de la rue s’il comprend quelque chose aux institutions d’aujourd’hui. La plupart vous répondront que non. Par contre, demandez-leur s’ils connaissent leur commune, leur bourgmestre. Ça, ils le savent tous. Dans le contexte actuel, nous avons un rôle pédagogique fondamental à jouer pour expliquer les institutions. Et puis la proximité, c’est essentiel pour le citoyen. Un bourgmestre, c’est un GSM allumé 24 h sur 24 et 7 jours sur 7. S’il y a des problèmes de sécurité dans un quartier, je réunis mon chef de corps et les riverains et on en discute. La Région est incapable de remplacer ce travail de proximité. Je trouve d’ailleurs scandaleux qu’on puisse même imaginer fusionner les zones de police. « 

La réalité du terrain

Vincent De Wolf n’a pas de mots assez durs pour qualifier les propos de Pascal Smet et de Brigitte Grouwels quant aux blocages locaux sur les dossiers de mobilité régionale.  » Ces deux-là n’ont jamais occupé aucune fonction de mandataire local. Ils regardent de petits asticots bouger sur un écran d’ordinateur et ils conçoivent la mobilité dans leurs tours à bureaux. Ils n’ont aucune idée de la réalité du terrain. Si j’écoutais Madame Grouwels, on prolongerait la E 411 jusqu’au milieu d’une zone résidentielle.  » Et s’il y a bien, selon lui, quelques aberrations dans le tracé des frontières communales à l’intérieur de la Région, la vraie raison pour laquelle les Flamands tirent à boulets rouges sur les communes est tout autre.  » Ils ne contrôlent pas les communes alors qu’ils ont la moitié du gouvernement régional et 17 élus au parlement, quel que soit le nombre d’électeurs ! Il ne faut pas se leurrer, si les Flamands veulent supprimer les communes, c’est pour prendre le contrôle sur Bruxelles. « 

 » La question de la fusion est avant tout une considération communautaire, renchérit Charles Picqué. On entend souvent que Bruxelles est mal gérée à cause des communes mais je n’entends jamais d’arguments qui tiennent à ce sujet. Le problème de la pauvreté à Bruxelles, par exemple, n’a rien à voir avec les communes. Au contraire. Les CPAS jouent là aussi un rôle fondamental de proximité. « 

Une fusion partielle de certaines petites communes avec d’autres, le ministre-président n’y serait toutefois pas forcément opposé. Mais cette question n’a pour lui pas grand-chose à voir avec le problème de l’organisation des pouvoirs dans la capitale.  » Soyons clairs, poursuit Charles Picqué, ce n’est pas Ganshoren ou Berchem qui mettent en péril le pouvoir régional. Le vrai conflit potentiel, c’est avec la Ville de Bruxelles.  » La ville que l’on a coutume, dit-il, de qualifier d’  » Etat dans l’Etat « .  » Il n’y a pas de conflit pour le moment car Freddy Thielemans et moi-même nous nous entendons bien et parvenons à trouver des convergences sur la plupart des dossiers. Mais on ne peut décemment pas fonder l’équilibre de l’Etat sur la bonne entente entre les personnes. « 

Plutôt que de songer à supprimer l’échelon communal comme rêvent certains Flamands, le vrai enjeu d’une future réorganisation des pouvoirs est donc plutôt celui de l’organisation des pouvoirs entre la Ville et la Région, pense Charles Picqué. Et si les Flamands venaient à exiger une réorganisation des pouvoirs bruxellois dans le futur accord communautaire, la réponse du ministre-président est très claire :  » Nous pouvons régler cela entre Bruxellois. « 

GRéGOIRE COMHAIRE

« Bruxelles n’est qu’un seul espace, pas 19 espaces »

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