Qui en veut aux enquêteurs carolos ?

Un document administratif a-t-il été arrangé pour mieux accabler les hommes de la cellule de Jumet, chargés des affaires politico-financières ? Alors qu’ils avancent sur un dossier de corruption sensible, ils se trouvent sous le coup d’une instruction judiciaire. Coïncidence ?

Rien ne va plus à Charleroi. La tension est à son comble chez les enquêteurs de la juge France Baeckeland. Les 25 hommes de la cellule spéciale de Jumet, qui travaillent sur les dossiers carolos les plus délicats, n’en reviennent toujours pas : ils se retrouvent sous le coup d’une instruction judiciaire et d’une enquête du comité P, l’organe de contrôle externe des policiers ( Le Vif/L’Express du 17 février 2012). Tout cela pour ce qui ressemble à une bisbille administrative.

 » C’est du jamais-vu ! La réaction est totalement démesurée par rapport aux faits reprochés « , juge Eddy Lebon, du syndicat Sypol. De là à penser qu’on essaie de déstabiliser ces limiers qui investiguent toujours sur les agissements du PS et qui ont encore de gros dossiers sous le bras, il n’y a qu’un pas. Un tout petit pas…

Une bonne partie des 25 enquêteurs ont désormais choisi le cabinet d’avocats renommé Cambier, à Bruxelles, pour les représenter. Lequel a mis en demeure la ministre de l’Intérieur Joëlle Milquet (CDH) de payer l’intégralité des indemnités de déplacement et de repas des hommes du pool de Jumet. En effet, le remboursement de ces indemnités est bloqué depuis le mois de juin 2011. Pour ces inspecteurs, la note devient salée. Tous risquent, en outre, de se voir réclamer la restitution de montants d’indemnités déjà touchés.

Plus inquiétant, un document administratif interne à la police intégrée a récemment été modifié, sans concertation ni surtout changement de date pour la nouvelle version, ce qui doit normalement être le cas. Cette modification concerne justement le cas des 25 de Jumet. Le changement d’un mot dans l’article 6.3.1.1. du Manuel d’administration financière du personnel policier – nous y reviendrons – permettrait de les mettre en cause plus sûrement.  » On a l’impression qu’on tente de salir leur image de chasseurs, en les faisant passer pour des braconniers « , déplore Eddy Lebon.

En outre, ces policiers se sentent désormais bien seuls à Charleroi. Ils seront bientôt orphelins des magistrats respectés avec qui ils travaillent depuis des années. La juge d’instruction France Baeckeland est attendue incessamment à la cour d’appel de Liège. Le procureur du roi Christian De Valkeneer a, lui aussi, déjà la tête dans les nuages de la Cité ardente, où il sera nommé procureur général en juin. Même le chef de la section Fin (pour Financière) du parquet, Nabil Sanhaji, va changer de navire pour devenir juge du fond.

Le pool de Jumet a ressuscité les enquêtes

Comment en est-on arrivé là ? En février 2009, la direction générale de la police judiciaire met sur pied un pool d’enquêteurs spécifiquement chargés des dossiers politico-financiers de Charleroi. Cette équipe spéciale, baptisée POLFIN et basée à Jumet dans les anciens locaux de la cellule Brabant wallon, rassemble des policiers détachés de l’Office central de répression de la corruption (OCRC), un service fédéral venu en renfort dès 2005. Elle dépend d’ailleurs directement d’Alain Luyckx, le chef de l’OCRC. Son mandat est renouvelable tous les six mois.

Cette nouvelle cellule a vu le jour, après un été 2008 houleux, sur fond de guerre des flics, guerre des juges, sabotage d’enquêtes et révélations concernant des stratagèmes entre francs-maçons ( Le Vif/L’Express du 27 mars 2009). Ainsi chapeautée par un organe policier fédéral, le pool POLFIN allait pouvoir, en toute sérénité,  » traiter les dossiers politico-financiers les plus complexes et les plus délicats, où il est question de corruption, de blanchiment ou de non- respect des marchés publics « , selon les propres termes de Christian De Valkeneer. En outre, leur localisation à Jumet devait mettre les policiers à l’abri d’éventuelles pressions provenant de la ville de Charleroi.

Sur le plan administratif, la création de la cellule donnait à son personnel le droit de percevoir des indemnités de déplacement et de repas (le midi). C’est prévu dans les statuts de la police. Comme l’a confirmé un courriel interne, adressé par un commissaire juriste le 25 mars 2009, le paiement de ces indemnités devait se faire via un formulaire F-007, utilisé depuis des années par l’ensemble des enquêteurs financiers détachés de l’OCRC et de l’OCDEFO (Office central de la lutte contre la délinquance économique et financière organisée).

Selon le Manuel d’administration financière du personnel, le F007 concerne les notes de frais pour les commissions rogatoires en Belgique. C’est ce qui est prévu lorsque des enquêteurs sont temporairement détachés de leur arrondissement judiciaire, en l’occurrence l’OCRC à Bruxelles, pour travailler dans un autre arrondissement. Il s’agit d’un déplacement de service entre deux lieux de travail.

Chaque mois, les hommes de Jumet ont donc rentré leur formulaire, avec le justificatif de leurs déplacements quotidiens. Depuis 2009, ces formulaires ont été avalisés par la hiérarchie, dont le chef de l’OCRC, avant d’être transmis au secrétariat de la police intégrée, le SSGPI, qui s’occupe du paiement des salaires et des notes de frais. Les indemnités ont toutes été versées sans problème jusqu’en juin dernier.

Les exclure de la fonction publique ?

La suite est kafkaïenne. En mai 2011, une note de service (n° 2011/07) émanant du directeur de la police judiciaire financière Johan Denolf prévoit que les frais de repas ne seront plus rentrés via le formulaire papier F-007, mais seront encodés informatiquement. Quatre mois plus tard, le 12 septembre, une nouvelle note de service (n° 2011/07bis) annule la précédente et réinstaure le F-007 pour toutes les indemnités, avec effet rétroactif.

Les policiers de Jumet envoient donc les rectificatifs nécessaires pour les mois de juin, juillet et août, et ils réintroduisent, chaque mois, les formulaires F-007 pour le paiement de leurs indemnités de déplacement et de repas. Ces formulaires ont été vérifiés par leur hiérarchie avant d’être envoyés au SSGPI. Mais, depuis le mois de juin, le secrétariat social n’a plus effectué aucun remboursement aux hommes du pool POLFIN.

Si une partie des enquêteurs habitent la région de Charleroi (Morlanwelz, Aiseau-Presles, Forchies-la-Marche, Marcinelle…), d’autres viennent de Bruxelles, Namur, Gembloux, Sombreffe, Nivelles…, et ont donc des frais d’essence plus importants. Ils ont essayé, à maintes reprises, d’obtenir une explication à ce gel des versements. A chaque fois, ils se sont heurtés au silence de leur administration.

Pis : les voilà aujourd’hui sous le coup d’une instruction judiciaire. Que leur reproche-t-on ? D’avoir utilisé des formulaires F-007 au lieu de formulaires F-021. Le F-007 donne droit à une indemnité de déplacement forfaitaire entre le domicile et le lieu de travail de l’arrondissement où l’enquêteur est détaché. Le F-021 n’indemnise que la différence de kilomètres entre la distance domicile-Jumet et la distance domicile-lieu de travail habituel.

Selon nos informations, la hiérarchie de la police aurait été jusqu’à parler de  » concussion  » dans le chef des enquêteurs. Concussion ? Il s’agit de la perception illicite par un agent public de sommes qu’il sait ne pas être dues. Une accusation grave qui permet d’exclure un agent de la fonction publique !

Une modification administrative bien discrète

Les hommes de la cellule spéciale, chargés des enquêtes de corruption à Charleroi, auraient-ils délibérément décidé de frauder ensemble leur règlement administratif ? C’est d’autant plus difficile à croire que l’article 6.1.3.1 du Manuel d’administration financière du personnel policier, qui leur donnait droit au F-007, a été subrepticement changé. Et ce, de manière récente…

Dans la nouvelle mouture, la notion de commission rogatoire nationale, permettant de rentrer un formulaire F-007, ne se définit plus en fonction de l’arrondissement de l’enquêteur (ici, l’OCRC) mais en fonction de celui de l’autorité judiciaire mandante. Ce qui, pour les hommes de Jumet, change tout. L’autorité mandante étant principalement la juge Baeckeland, à Charleroi, ils n’auraient plus droit au F-007 ( voir les documents p. 27).

Etrange : cette substitution a été effectuée sans que soit datée la version modifiée et sans que le changement ait fait l’objet d’une note de service sur le site du SSGPI, comme ce doit être le cas. En fait, la date est restée celle de la version précédente, soit le 3 juillet 2007. Comme si rien n’avait été modifié. Il semble cependant difficile de remettre en cause l’authenticité de l’ancienne version, car celle-ci a été déposée, le 19 février dernier, devant le tribunal de première instance de Bruxelles, dans le cadre d’une action en référé introduite par un enquêteur fiscaliste de Jumet contre l’Etat belge. De plus, cette version a été déposée par l’avocat de l’Etat. Elle paraît dès lors incontestable.

Du temps en moins pour les enquêtes

Les 25 de Jumet sont sur les nerfs. Dans les couloirs du parquet de Charleroi, il se dit que le temps que ceux-ci passent à se défendre des accusations de concussion est du temps perdu pour les enquêtes dans les dossiers carolos sensibles. Or l’important dossier dit des  » fonds de pension  » de la ville de Charleroi et de l’intercommunale de Santé publique de la Ville de Charleroi (ISPPC) est plus brûlant que jamais.

On en connaissait déjà le premier volet : la justice suspecte Jean-Claude Van Cauwenberghe (PS) et/ou son entourage d’avoir favorisé, via la Smap (aujourd’hui Ethias), les deux dirigeants d’une petite société nommée IFCA pour gérer de plantureux fonds de pension. Les frais de gestion pour ces placements ont curieusement explosé en cinq ans, au début des années 2000, alors que le rendement des placements a chuté. Le capital a tout juste été récupéré. De juteuses commissions occultes auraient été payées via les Bahamas.

Un autre volet de l’enquête concerne des emprunts contractés, pendant la même période, par la Société wallonne du logement, la Société wallonne du crédit social, le Fonds du logement des familles nombreuses de Wallonie et la Région wallonne. La justice suspecte un gonflement des taux d’intérêt pour ces emprunts pris auprès de banques anglo-saxonnes. Ces surplus d’intérêts auraient permis le paiement de commissions via des organismes suisses qui recourent à des sociétés offshore, notamment au Luxembourg. Qui sont les bénéficiaires réels de ces commissions, évaluées, en tout, à environ 1 milliard d’euros ? C’est ce que la justice cherche à savoir.

Il y a plusieurs semaines, le parquet de Charleroi et le parquet général de Mons avaient demandé qu’on leur communique le dossier ISPPC à toutes fins utiles. La juge Baeckeland avait alors obtenu que l’enquête puisse se poursuivre, d’autant que les faits qui constituent le dossier s’étalent jusqu’en 2009. Il n’y a donc pas de risque immédiat de prescription.

Aujourd’hui, Baeckeland, De Valkeneer et Sanhaji sont sur le départ. Les enquêteurs, eux, sont empêtrés dans l’affaire des indemnités de déplacement. L’un d’eux est en congé maladie pour burn-out. Trois autres ont déjà quitté la cellule de Jumet. L’instruction de leur dossier a été confiée au président du tribunal de première instance Jean-Paul Raynal lui-même. Il se dit qu’aucun juge d’instruction de Charleroi n’a accepté d’être chargé de l’enquête.  » Il s’agit plutôt d’une décision sage, car les dossiers de France Baekeland, qui prête serment le 14 mars à Liège, seront redistribués à d’autres magistrats susceptibles de travailler avec ces enquêteurs « , nuance Jean-Paul Raynal.

Quant à l’enquête ISPPC, elle menace de s’enliser à nouveau. Comme ce fut le cas en 2009. Avant que la cellule soit mise en place et perquisitionne chez Van Cau et son ancien chef de cabinet. Avant que tombent une série d’inculpations de personnes qui pourraient permettre de remonter aux bénéficiaires finaux des commissions occultes. A qui cet enlisement profite-t-il ?

THIERRY DENOËL

Les 25 enquêteurs venus d’arrondissements différents auraient-ils délibérément fraudé ensemble ?

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