Qui craint les agences de notation ?

IMPOSSIBLE D’OUVRIR UN JOURNAL OU un magazine ni d’écouter la radio ou de regarder la télévision sans qu’il y soit question des agences de notation dans la rubrique économie. J’ai interrogé pas mal de gens mais tous partagent mon sentiment qu’il y avait un temps avant l’apparition des agences de notation et un temps après. Je propose d’utiliser les abréviations BRB (Before the ratingbureaus) et ARB (After the ratingbureaus). C’est à se demander comment l’économie a pu tourner sans lesdites agences. En toute logique, je ne vois que deux hypothèses : ou bien elles ont un rôle important à jouer dans la vie économique ou bien le contraire est vrai. Dans le premier cas, le fait que nous ayons pu nous passer d’elles ne s’explique pas ; dans le second cas, il y a tout lieu de se poser la question de savoir pourquoi nous y attachons autant d’importance. Et je ne m’attarde même pas au constat que seules trois agences, Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch, font la pluie et le beau temps. Apparemment, il existe aussi un tas d’agences plus petites qui n’ont que peu ou pas d’audience. A quoi servent-elles alors ? A cela s’ajoute, ce que beaucoup ont déjà relevé (cela n’est pas nouveau), que les trois principales agences sont américaines, ont le statut d’entreprise privée, doivent être compétitives et présenter un bilan économique positif et, comble du cynisme, sont rémunérées par ceux-là mêmes dont elles sont censées juger la qualité. Certes, il ne faut pas en conclure forcément qu’elles ne sont pas fiables, mais une défiance saine à leur égard s’impose tout de même. Quoi qu’il en soit, tout le monde est d’accord pour estimer qu’actuellement elles jouissent d’un énorme pouvoir. La semaine passée, j’ai lu dans De Morgen comme dans Le Soir que Moody’s menaçait quelques banques belges d’une notation négative. Quelle sera la prochaine étape ? Que, le lendemain matin, un directeur de banque trouvera une tête de cheval dans son lit ? Que Don Corleone deviendra le nouveau CEO de Moody’s ? Il est donc légitime de se demander s’il ne faudra pas écorner la domination de ces agences. Je présente ici une suggestion que personne d’autre n’a jamais faite, que je sache. (Ou bien mon idée est très originale, ou bien elle est idiote : les lecteurs jugeront.) Je recours ici à un des champs de réflexion économiques par excellence : la théorie des jeux. Il nous est demandé une seule chose, à savoir forcer les trois agences à se coter mutuellement. Veuillez suivre mon raisonnement. Les trois agences ne pensent qu’en termes purement économiques et en tirent tous leurs arguments, ce qui implique qu’elles veulent survivre.

Ce qu’elles doivent faire semble la simplicité même : il leur faut donner la note la plus haute les unes aux autres. Mais il y a un hic ! Dès lors que toutes les trois savent pertinemment que c’est à cela qu’elles sont astreintes, il est toujours possible qu’une agence joue faux et accorde une cote moins élevée aux deux autres afin de gagner la partie. Donc, toutes les trois sont condamnées à jouer faux en attribuant à leurs concurrentes la même cote un peu plus faible. Ce qui les met à nouveau à égalité et le processus peut recommencer. Puisque toutes les trois sont bien conscientes de la situation, elles accorderont aux autres, une fois encore, une note un peu plus basse. Et ainsi de suite. La conséquence est inévitable : Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch seront entraînées dans une spirale descendante et finiront par se torpiller elles-mêmes. La morale de l’histoire : gardez-vous de ceux qui jugent les autres sans vouloir être jugés eux-mêmes !

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Jean Paul Van Bendegem – Mathématicien et philosophe. Professeur à la VUB

Gardez-vous de ceux qui jugent les autres sans vouloir être jugés eux-mêmes !

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