Quelle place pour Bruxelles dans la 6e réforme de l’Etat ?

Pas de crise, mais pas de solution non plus. Au milieu du gué, le préformateur Elio Di Rupo n’a d’autre choix que de rapprocher des points de vue diamétralement opposés. Les désaccords entre francophones et néerlandophones sont particulièrement vifs autour de l’enjeu bruxellois.

Préformation, suite et pas encore fin. Mercredi 18 août, à l’issue d’une longue entrevue avec Albert II, Elio Di Rupo a obtenu un délai supplémentaire pour mener à bien sa mission, censée préparer le terrain pour la formation du nouveau gouvernement fédéral. Ce n’est pas un constat d’échec : aucun parti n’a quitté la table, et le communiqué du Palais royal mentionne  » des progrès importants  » dans l’avancement des négociations. Elio Di Rupo lui-même espère toujours aboutir  » dans des délais raisonnables « . Mais, près de septante jours après les élections du 13 juin, les positions des uns et des autres demeurent éloignées. Pas de gouvernement en vue. Le blocage perdure. Du coup, les questions lancinantes qu’avait fait naître le triomphe électoral de la N-VA, et que la bonne volonté apparente de Bart De Wever avait un temps mises en sourdine, resurgissent aujourd’hui. La N-VA veut-elle vraiment d’un accord ? Poursuit-elle une stratégie du pourrissement, qui viserait à accélérer l’indépendance de la Flandre ? De Wever maîtrise-t-il ses troupes, et en particulier les radicaux Geert Bourgeois et Frieda Brepoels ? La Belgique, à bout de souffle, est-elle tout simplement devenue ingérable ? Questions sans réponse, pour l’heure.

En début de semaine, les sept partis autour de la table (N-VA, PS, SP.A, CD&V, CDH, Ecolo, Groen !) s’étaient plus ou moins mis d’accord sur le  » périmètre  » des négociations tracé par le préformateur socialiste Elio Di Rupo. Ce périmètre ne mentionne pas explicitement la liste des compétences qui seront transférées du fédéral vers les Régions et/ou les Communautés lors de la prochaine réforme de l’Etat, la sixième depuis 1970. Il délimite néanmoins la zone des négociations, l’espace à l’intérieur duquel on peut discuter de tout. Une fameuse avancée, l’air de rien. Figurent à l’intérieur dudit périmètre une liste  » considérable  » de matières (l’expression est de Di Rupo lui-même) : emploi, allocations familiales, soins de santé, fiscalité, justice, sécurité civile, politique des grandes villes, recherche scientifique, tarifs de distribution de l’énergie, commerce extérieur, tourisme… Au total, ces matières représentent un montant de 15,8 milliards d’euros. Le signe que les francophones sont prêts à de lourdes concessions… et que la pression flamande est très, très forte.

Le périmètre tracé, la phase de formation proprement dite allait pouvoir commencer. Sauf qu’une petite bombe a explosé in extremis sous la table des négociateurs : la loi de financement. Le monstre du loch Ness de la tourbière institutionnelle belge ! Depuis l’arrivée de Leterme au 16, rue de la Loi, les Flamands ont réclamé avec une constance remarquable de revoir la dotation de l’Etat fédéral aux entités fédérées, fixée en 1989 et incluant un dispositif de solidarité entre Régions. Excepté le MR, les francophones lui ont opposé un  » niet  » tout aussi obstiné. Pas étonnant donc que la N-VA, suivie par le CD&V, remette l’ouvrage sur le métier. Dans son programme électoral, le parti nationaliste prônait l’abrogation pure et simple de la loi spéciale du 16 janvier 1989…

Aujourd’hui, on ne peut reprocher à Bart De Wever de manquer de cohérence. S’il obtient davantage d’autonomie fiscale pour les entités fédérées, il poursuit la logique jusqu’au bout en exigeant également de réformer le mécanisme de redistribution des recettes fiscales. Arguant qu’il faut  » responsabiliser  » les Régions, les Flamands veulent lier aux performances économiques les recettes fiscales qui leur seront attribuées. Pour eux, il s’agit d’un gage de bonne gouvernance. Depuis deux ans, plusieurs voix universitaires francophones se sont jointes à eux pour défendre cet argument. Mais du côté des partis du sud du pays, toucher à la loi de financement reste un tabou absolu. Ceux-ci craignent qu’une Flandre prospère ne s’accommode, sans états d’âme, d’un sous-financement de la Communauté française et d’un mécanisme de solidarité revu à la baisse au détriment principalement de Bruxelles.

Et puis, il y a cette discussion byzantine : désosser l’Etat fédéral, oui, mais à qui confier les nouvelles compétences ? La  » révolution copernicienne  » voulue par le ministre-président flamand Kris Peeters (CD&V), et à laquelle s’est rallié Elio Di Rupo, doit-elle bénéficier aux Régions ou aux Communautés ? La question a son importance. Transférer les nouvelles compétences aux Communautés, ce serait avaliser le principe d’une Belgique à deux, francophones contre néerlandophones. Renforcer les Régions, en revanche, cela signifierait privilégier un modèle à trois, dans lequel Bruxelles serait reconnue comme une entité à part entière, sur un pied d’égalité avec la Flandre et la Wallonie (auxquelles viendrait encore s’ajouter l’entité germanophone).

Sur le  » cas  » bruxellois, les nationalistes flamands avancent en ordre dispersé. Les plus romantiques d’entre eux cultivent la nostalgie de cette époque (pas si éloignée) où Bruxelles était une ville majoritairement néerlandophone. Ils n’ont pas digéré sa francisation, et échafaudent diverses stratégies de reconquista. Leur espoir : une Flandre indépendante, avec Bruxelles pour capitale.

D’autres, au contraire, se rendent bien compte qu’il est illusoire d’espérer  » reflamandiser  » la capitale. Ils pressentent que la Flandre a perdu Bruxelles, définitivement. Pour eux, il faut trancher au plus vite les liens qui relient la Flandre à Bruxelles, car ceux-ci ne font que retarder la longue marche vers l’indépendance. C’est l’opinion notamment exprimée par Frans Crols, ancien directeur du magazine Trends et l’un des auteurs du manifeste indépendantiste In de Warande.  » Nous devons nous libérer de Bruxelles et faire sauter ainsi un lourd verrou qui pèse sur l’indépendance. La perte de Bruxelles ne signifie pas la fin ou la chute de la Flandre, tout au contraire « , annonçait-il en août 2009, lors de l’IJzerwake, une dissidence extrémiste du pèlerinage de l’Yser.

Soucieux de rassembler la famille nationaliste, Bart De Wever (N-VA) a longtemps maintenu le flou quant à sa vision de Bruxelles. Il a quelque peu clarifié ses intentions lors de la campagne électorale.  » Nous proposons de donner à Bruxelles les compétences d’une ville, pas d’un pays. Je pense que le choix d’en faire une Région a été un mauvais choix « , a-t-il déclaré dans le Standaard. Dans la même interview, il proposait de confier la gestion de Bruxelles à un condominium. L’enfant bruxellois, incapable de se prendre en main, serait ainsi placé sous la double tutelle de la Communauté flamande et de la Communauté française.

Les partis francophones rejettent tous cette idée de la cogestion, qui aboutirait à la mise en place de sous-nationalités à Bruxelles. Cas de figure : sur un même palier d’immeuble, à Bruxelles, une famille qui se serait déclarée flamande recevrait davantage d’allocations familiales, par exemple, que la famille voisine, recensée comme francophone. Que ferait-on des enfants nés d’un couple mixte ?

Unanimes quand il s’agit de défendre, la main sur le c£ur, l’existence de la Région bruxelloise, les francophones sont par contre plus ambigus au moment de dévoiler leurs préférences institutionnelles. Si certains régionalistes (au PS, surtout) aspirent à la suppression pure et simple des Communautés, d’autres responsables politiques en appellent au contraire au renforcement de la Communauté française. Reprenant à leur compte le vieux rêve d’une  » nation francophone « , formulé dans les années 1980 par le libéral Jean Gol, ils tablent sur le rapprochement entre la Wallonie et Bruxelles pour faire contrepoids face à la Flandre. Autrement dit : pourquoi pas deux Communautés plutôt que trois Régions, mais à la condition que ce soient les francophones, et non les Flamands, qui emportent Bruxelles dans leurs bagages ? Il suffisait d’y penser… Dans les grandes lignes, c’est d’ailleurs la conception qui domine dans le sud du pays, tant au CDH qu’au MR et chez Ecolo (au PS, c’est moins clair). Mais, on le devine, la N-VA l’entend d’une tout autre oreille… Compliqué, vous avez dit ?

FRANçOIS BRABANT ET THIERRY DENOëL; F.B. ET TH.D.

Une cogestion qui aboutirait à la mise en place de sous-nationalités

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