Profession : slasher

Ettore Rizza
Ettore Rizza Journaliste au Vif/L'Express

Ils refusent les étiquettes uniques, cumulent volontiers trois ou quatre activités, comme avocat/romancier/professeur de poterie. Apparemment multitâches, passionnés, hyperactifs, en prise avec leur temps, les  » slashers  » sont furieusement tendance. Mais vieux comme le monde ?

Dircom dans une administration le jour, attaché de presse du Festival du cinéma belge le soir et écrivain la nuit.  » C’est ainsi que Benoît Demazy, 37 ans, se définit sur le réseau social Twitter. Il aurait pu ajouter :  » père d’une fille de 11 ans « . Sans le savoir, le responsable information et communication de la Ville de Namur est un parfait exemple de  » slasher « , néologisme américain inspiré de la barre oblique –  » slash  » – qui sépare les éléments d’une liste. Aux Etats-Unis, le terme a été popularisé en 2007 par la  » journaliste/auteure/conférencière  » Marci Alboher. Son livre One Person/Multiple Careers, réédité récemment en format e-book, se veut un portrait/guide de survie/éloge de ces gens incapables de donner une réponse simple à une question simple :  » Que faites-vous dans la vie ?  » Depuis, certains voient dans ces cumulards multifacettes les hérauts d’un nouveau mode d’organisation du travail.

Car le concept dégage un enivrant fumet de modernité. Proche de celui de  » génération Y  » (les slashers sont souvent trentenaires), il renvoie l’image d’une catégorie sociale branchée, cultivée, hyperactive, flexible, incapable de distinguer travail et loisirs. Bref, un concentré d’air du temps d’autant plus sujet à commentaires qu’il n’a encore fait l’objet d’aucune étude sérieuse. Les sociologues du travail se méfient de ces mots dans le vent qui, souvent, travestissent en jouvencelles des réalités décaties.  » Un professeur d’université qui consacre le tiers de son temps à la recherche, un autre à l’enseignement et le dernier à l’administration est un slasher depuis toujours « , note Pierre Desmarez, responsable du Centre de sociologie du travail, de l’emploi et de la formation à l’ULB. Pour sa collègue Marcelle Stroobants,  » la seule nouveauté vient des stratégies de gestion : si l’on propose aux gens des temps très partiels, comme c’est le cas en Grande-Bretagne, ils sont contraints d’enchaîner plusieurs boulots « .

Mais parle-t-on bien du même phénomène ? Déjà employé à temps plein, Benoît Demazy n’éprouve aucune nécessité financière d’écrire des romans pour enfants – il en est à son 4e. Et encore moins de promouvoir le Festival du cinéma belge de Moustier, dont il est attaché de presse bénévole depuis dix ans.  » C’est une semaine par an, mais la préparation s’étale de début décembre à mars. L’écriture vient en troisième lieu, lorsqu’il me reste du temps. Le midi, les week-ends ou pendant les congés. Mais je ne songe pas à en faire une activité contraignante. Si l’inspiration vient, tant mieux. C’est avant tout une passion. « 

Même chose pour le journaliste/cinéaste/auteur Xavier Diskeuve qui, à bientôt 50 ans, fait figure de slasher patriarche. Tout en gardant une chronique hebdomadaire dans L’Avenir et en rédigeant chaque matin les dialogues de l’émission Votez pour moi, sur Bel RTL, il prépare en ce moment son premier long-métrage, dont le tournage devrait débuter à l’été 2013. Grand écart permanent ? Lui voit plutôt la complémentarité entre  » la fulgurance des sketchs  » et le temps long du cinéma, la solitude du scénariste et l’agitation d’une rédaction : autant, dit-il, de  » parcours parallèles emmêlés comme un scoubidou  » autour d’une même passion pour l’écriture.

Touche-à-tout et renouvellement obligatoire

La passion, c’est aussi le carburant de Frédéric Wauters, slasher impénitent de 39 ans. Slasher au carré même. Sous une première couche – entrepreneur/musicien/ auteur /enseignant/ blogueur – se dissimulent des rangées d’autres barres obliques. Entrepreneur ? Plutôt gérant d’une société de copywriting/communication. Musicien ? Plus exactement contrebassiste/chanteur dans plusieurs formations. Auteur ? Disons journaliste économique/essayiste. Enseignant ? Oui, mais en comptabilité/nouveaux médias. Quant aux blogs, il en gère quatre avec plus ou moins d’assiduité. A cela s’ajoute le krav maga, une technique de combat israélienne à laquelle le Bruxellois consacre quelque huit heures par semaine. En attendant qu’une autre passion la supplante.

Si la vie était un panier de pommes, ce gaillard aux allures de rugbyman laisserait sur chaque fruit l’empreinte de ses dents immaculées. Sans aller jusqu’au trognon, c’est là qu’est l’os.  » Je suis très curieux, je m’enthousiasme pour plein de choses, mais j’ai tendance à ne pas très bien finir ce que je commence, confesse-t-il. C’est d’ailleurs pourquoi je ne fais plus de jazz. Ça demande trop de perfectionnisme.  » Ingénieur de gestion issu de Solvay, en couple mais sans enfants,  » Fred  » Wauters assure qu’il n’accepterait pour rien au monde l’un de ces confortables jobs salariés à temps plein auquel son diplôme le prédispose. A l’époque, une étudiante américaine l’avait décrit comme un Renaissance Man ou un polymath, termes qui désignent aux Etats-Unis des touche-à-tout.  » Je me suis dit : c’est vrai. A la Renaissance ou à l’époque des Lumières, les sciences et les arts s’interpénétraient. Il n’y avait pas encore cette hyperspécialisation de l’époque moderne.  »

Les slashers, rejetons plus ou moins géniaux de Léonard de Vinci ou de Michel-Ange ? Aux yeux de Marc Zune, professeur de sociologie à l’UCL, la plupart partagent en tout cas deux points communs : un capital culturel très élevé et un raisonnement en termes de projets.  » Tout le secteur artistique, par exemple, fonctionne ainsi. L’écrivain peut devenir tout à coup scénariste pour le cinéma, puis directeur de collection, de revue ou que sais-je. Entrepreneur, blogueur et musicien sont en première lecture des activités fort différentes. Mais si on les compare avec d’autres, disons plus classiques, on retrouve toujours des projets et l’obligation de sans cesse se renouveler. L’instabilité créatrice est presque une extension du domaine artistique, et c’est sans doute à cela qu’ils s’identifient.  »

Marc Zune, qui a déjà observé un phénomène similaire dans une étude sur les informaticiens fraîchement diplômés, se garde bien de voir dans le  » slash  » la norme de demain.  » Les slashers ont peut-être de l’avenir comme moment de la vie, mais au sein de certains groupes sociaux très diplômés et dotés d’une socialisation culturelle large. Ce n’est pas, à mon sens, une avant-garde qui aurait cinq ou dix ans d’avance sur tout le monde. Pour l’instant, les cas les plus emblématiques de cette situation ont entre 30 et 40 ans. Dans dix ou vingt ans, trouvera-t-on beaucoup de slashers de 50 ou 60 ans ?  » Probablement pas/certainement/les paris sont ouverts.

ETTORE RIZZA

Les slashers, rejetons plus ou moins géniaux de Léonard de Vinci ou de Michel-Ange ?

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