PROCÈS RWANDA

Dans un entretien avec Le Vif/L’Express, le Pr Joe Verhoeven, spécialiste du droit international (UCL), conteste vigoureusement les prémices du procès Rwanda

Professeur de droit international à l’université de Paris II et à l’UCL, Joe Verhoeven ne passe pas pour un défenseur acharné de la « compétence universelle », telle qu’elle inspire la loi de 1993 relative à la répression des infractions graves aux conventions internationales de Genève. Cette loi a permis de procéder, devant les assises de Bruxelles, au jugement de quatre Rwandais accusés de crimes divers, dans le contexte du génocide de 1994. Alors que la « première mondiale » que constitue ce procès suscite, à l’étranger, un grand intérêt dans le camp des défenseurs des droits de l’homme, l’entretien que le professeur louvaniste a accordé au Vif/L’Express douche un enthousiasme qu’il juge naïf et inapproprié. Explications.

A l’inverse du Pr Eric David, votre confrère de l’ULB ( Le Vif/L’Express du 13 avril 2001), vous êtes plus que sceptique quant à l’utilisation qui est faite actuellement de la notion de compétence universelle…

Autant le dire clairement, je ne suis guère partisan d’une compétence dite universelle, même si celle-ci est aujourd’hui fort en vogue. A ce point, d’ailleurs, qu’il devient de moins en moins « correct » d’en mettre en doute le bien-fondé. Par compétence universelle, on entend le pouvoir que s’arroge un Etat de poursuivre l’auteur d’une infraction, alors même que cette infraction ne présente aucun lien de rattachement avec l’Etat en question: parce qu’elle n’a pas été commise sur son territoire, que l’un de ses nationaux n’en est ni la victime ni l’auteur, que sa sécurité ou son honneur n’en est aucunement compromis, etc. On comprend sans peine que sa prétention à juger laisse en pareil cas perplexe. Il n’y a pas à s’étonner, dès lors, qu’une telle compétence soit pratiquement inconnue dans la pratique internationale. Les lois belges de 1993 et, surtout, de 1999 (« relative à la répression des violations graves de droit international humanitaire ») font notablement exception à cet égard. S’il s’est félicité, à ces occasions, de quelque « première mondiale », le législateur ne semble pas avoir éprouvé, à tout le moins en 1999, d’hésitations particulières. La loi fut en effet votée à l’unanimité sans autre débat, ses travaux préparatoires étant d’une grande indigence. Comme s’il était parfaitement évident que tout le monde pouvait, aujourd’hui, juger tout le monde, sans autre difficulté ! Or il faut en douter sérieusement.

Pourquoi ?

Ma première objection est d’ordre juridique. C’est une affaire de spécialistes que de déterminer si la mise en oeuvre, voire même la simple affirmation, d’une compétence universelle est compatible avec le droit international. Il n’est pas difficile de comprendre que cela pose des problèmes. Il y a plusieurs raisons à cela. La principale est aisée à comprendre. Si chacun des 189 Etats qui composent aujourd’hui les Nations unies exerce une telle compétence, il ne pourrait en résulter qu’une monstrueuse cacophonie, alors qu’il est plus que jamais nécessaire d’établir un certain « ordre » dans des relations qui, la mondialisation aidant, ne cessent de s’internationaliser. La chose serait plus simple si un seul Etat disposait du pouvoir de punir universellement. Faut-il préciser qu’on ne voit pas très bien sur quoi pourrait reposer, en l’occurrence, sa prétention à l’exclusivité ? Et qu’on ne voit pas très bien, non plus, quel pourrait encore être, en pareille perspective, le rôle de la Cour pénale internationale, dont on ne cesse pourtant de réclamer la mise en place.

N’est-ce pas justement l’émergence d’une « société civile internationale » qui justifie la mise en place de cette justice universelle ?

Nous en venons à ma deuxième objection qui tient à l’idée que l’on se fait de la justice et aux conditions pratiques dans lesquelles celle-ci est rendue. Qui peut véritablement croire qu’un juge soit en mesure d’instruire valablement des plaintes portant sur des crimes qui ont eu lieu « partout » dans le monde, c’est-à-dire, le cas échéant, à des milliers de kilomètres de la Belgique, dans des pays dont il ne connaît ni la langue ni l’histoire ni la culture ni les traditions, et qu’un jury soit capable d’en juger valablement ? Alors que la pratique montre – l’actualité le confirme- qu’il n’est déjà pas simple de rendre effectivement la justice chez soi ! Dans l’actuel procès rwandais, une connaissance commune du français, quelque connivence liée à une histoire coloniale, voire l’expérience partagée d’une société qui se fracture, ne doivent pas faire illusion. Le risque est, assurément, que l’on en vienne à sacrifier à des symboles les exigences élémentaires du procès équitable. Je ne cache pas, à cet égard, avoir trouvé très choquante la manière de mise en scène « génocidaire » qui entoure le procès de personnes poursuivies pour des faits limités « si horribles soient-ils » qui ne sont pas constitutifs, s’ils sont établis, de génocide. Comme si l’on cherchait avant tout à obtenir, par leur intermédiaire, une condamnation de ce qu’ils n’ont pas accompli.

Cet essai de justice universelle ne traduit-il pas une volonté de ne pas laisser impunis des crimes réprouvés par la communauté internationale ?

Derrière les conditions pratiques dans lesquelles la justice est rendue se cachent des questions plus fondamentales. Elles mettent en cause le titre qui permet d’exercer la justice et la fonction que remplit celle-ci. Leur importance ne devrait échapper à personne. Punir, c’est faire volontairement souffrir. Si l’on ne se satisfait pas de la vengeance, il faut, dès lors, trouver un sens à la punition. Ce n’est pas toujours simple. Il apparaît bien que la justice pénale se justifie surtout par la nécessité de prévenir la répétition de conduites criminelles, tout en s’efforçant de réconcilier la société avec ceux de ses membres qui ont méconnu des interdits fondamentaux. La compétence universelle s’accommode mal de ces justifications. Comment un juge peut-il sérieusement prétendre réconcilier les membres d’une société qui lui demeure parfaitement étrangère ou rétablir en son sein un ordre public qui échappe totalement à sa maîtrise ?

En fait, cette compétence privilégie la victime, à qui une espèce de consolation doit être offerte par la consécration officielle des atrocités qu’elle a subies. La souffrance causée, qui console de la souffrance subie, fussent-elles l’une et l’autre peu comparables ? C’est un sujet difficile, qui demande à être mûrement réfléchi. Le juge serait-il consolateur, il demeure cependant à établir le titre dont il peut se prévaloir pour « punir », lorsqu’il n’est en rien rattaché à la situation criminelle dont il entend se saisir. Cela reste extraordinairement vague. Il a été dit, dans le procès rwandais, que la cour d’assises constituait « Le tribunal de la communauté humaine ». Autant le dire clairement, une telle affirmation est intellectuellement une farce. De quel mandat pourrait-elle se prévaloir qui justifierait qu’elle déclare agir pour le compte de celle-ci ou de quelles qualités pourrait-elle faire état qui l’autoriserait à en représenter les multiples composantes ? Il n’y a pas à se tromper: la cour d’assises de Bruxelles est un tribunal bien belge, ni plus ni moins. Et c’est comme tel, sans se cacher derrière de grandiloquentes formules « humaines », qu’elle juge « universellement », à toutes fins « utiles ».

Pourquoi ne pas faire le pari que des humains, comme l’ont dit certains survivants, jugent d’autres humains, au nom de leur commune humanité ?

C’est ne pas voir les réalités politiques. La compétence universelle serait moins critiquable si l’on était assuré que son exercice fût parfaitement « multilatéralisé », c’est-à-dire qu’elle ne reste pas un instrument au service des seuls Occidentaux, riches et puissants. Car il faudrait qu’une plainte pour crime de guerre puisse, aussi, être introduite, par exemple, contre Mr Clinton ou contre Mr Sharon, devant un juge belge ou zimbabwéen. Si ce n’est pas le cas, l’exercice de la « justice » risque bien de masquer maladroitement de tristes appétits de pouvoir et de domination. Les dix dernières années laissent croire que l’on entre dans une ère de domination vertueuse, où la démocratie et les droits fondamentaux deviennent prétexte à évincer des concurrents, acquérir de nouveaux marchés, contrôler des autorités dont les politiques déplaisent, écarter des opposants, etc. Les exigences de la « civilisation » ont nourri jadis la colonialisation; il ne faudrait pas que les droits de l’homme aboutissent, aujourd’hui, à la rétablir.

Entretien: Marie-Cécile Royen

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