Prises de corps

Voici quelques décennies, on professait volontiers que, hormis quelques rares exceptions, les plumes féminines ne pratiquaient guère l’humour noir. C’était assez vrai mais, depuis, elles se sont largement rattrapées. Au point de faire progresser le genre, tout heureuses d’étaler au grand jour un état d’esprit dont l’air du temps leur avait dénié tant la capacité que l’appétit. Ce qui n’exclut d’ailleurs pas qu’elles l’assortissent aussi de parfums de féminité propres à en accroître le pernicieux impact.

Avec son premier roman, Line Alexandre, enseignante liégeoise (voila décidément un terreau fertile) frappe fort en poussant à l’extrémité de ses bons offices le noble art de la thanatopraxie. Oscar, héritier d’une famille qui la pratique de père en fils, est un artiste du genre et en inspire la passion au jeune Cyril, le narrateur devenu son disciple et son locataire. Ces deux pourvoyeurs d’immortalité vont affiner leur savoir-faire en passant des petits animaux domestiques à la dépouille d’un grand singe. De fil en aiguille, Cyril ira jusqu’à faire coup double en empaillant le corps d’Emma, sa voisine. Une mytho-nymphomane assez mûre et plutôt encombrante – qui s’adresse à elle-même des lettres d’amour quotidiennes et enflammées – qu’il a bien fallu faire passer de vie à trépas pour lui offrir son lot d’éternité. Un trépas adouci par le raffinement du procédé propre à faire d’une lettre d’amour une lettre de mort. Et cela selon le principe en vigueur dans le milieu thanatopracticien :  » Les plus beaux cadavres sont ceux qui n’ont pas souffert.  » L’opération d’embaumement, menée avec le concours du facteur, amoureux transi d’Emma, compromise par la fonte de graisses trop abondantes au sortir du bain de natron, débouchera sur un échec aussi cuisant que macabre. Mais, si Cyril s’est engagé dans cette voie toujours plus audacieuse de l’expérimentation, c’est parce qu’en fait il nourrit le rêve secret de faire accéder un jour à l’immortalité le corps de son maître et ami Oscar. La suite lui accordera une autre façon de rester tant soit peu en communion avec son bienfaiteur…

Entre-temps ce routier pathétique de l’échec verra une passion amoureuse se fracasser sur un os de dimension. Avant d’être lui-même l’objet d’une prise de corps d’un genre différent. Etrange et savoureux mélange de compassion, de noire malice et de provocation que ce roman-carnage, qui est aussi un roman de la solitude et de l’amitié.

Petites Pratiques de la mort, par Line Alexandre. Luc Pire/Le Grand Miroir.

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