Avec seulement quatre romans en dix-sept ans, Mohsin Hamid est presque un " écrivain malgré lui ". © JEAN-FRANÇOIS PAGA

Prendre la porte

Après le succès international de L’Intégriste malgré lui (2007), l’écrivain pakistanais Mohsin Hamid publie un quatrième roman, Exit West, tout entier consacré à une histoire d’amour entre réfugiés de guerre. Rencontre.

Dans Exit West, l’écrivain pakistanais naturalisé britannique (né à Lahore en 1971) Mohsin Hamid emmène quelque part au Moyen-Orient, dans une grande ville au bord de la guerre civile. Saïd y rencontre Nadia. Aculés par une violence grandissante, les deux amoureux se résoudront bientôt à emprunter l’une de ces portes mystérieuses dont on dit qu’elles ouvrent sur l’Occident… Leur quête : rejoindre, via des portails de téléportation pullulant en tous les coins du monde, une Londres ou une Californie que l’auteur lui-même connaît fort bien pour y avoir vécu. Intarissable et passionné, celui qui s’est désormais installé durablement à Lahore en famille a profité d’un transit en hôtel parisien pour livrer ses prédictions optimistes quant au monde à venir.

Perdre pour toujours le paysage de son enfance, c’est une expérience universelle

Sept ans séparent vos deux premiers romans, quatre seulement vos deux derniers. Comment expliquer cette  » accélération  » ?

Sept ans pour écrire des romans très courts relève d’une rentabilité catastrophique. Imaginez : deux cents pages en sept ans, ça signifie moins de trois par mois, ce qui frôle le ridicule (rire). Quand j’ai rendu, en 2007, le ténu manuscrit de L’ Intégriste malgré lui, mon agent a d’ailleurs proposé de me rebaptiser L’Ecrivain malgré lui ! En vieillissant, j’ai appris à mieux faire mon travail. La forme de ce dernier roman s’est, par exemple, imposée très tôt. Et puis, j’habite depuis huit ans à temps plein au Pakistan, sans réelle activité professionnelle parallèle, ce qui m’évite d’avoir, comme lorsque je travaillais à New York ou Londres, à jongler avec mon emploi du temps. Désormais, je consacre seulement la moitié de chaque journée à m’occuper de mes enfants quand ma femme est au travail. A partir du déjeuner, ma fille de 8 ans s’assied sur mes genoux pour me dicter son livre, tandis que mon fils de 5 ans me demande de jouer Godzilla ou un T-Rex – autant de distractions dont je suis heureux après une matinée d’écriture.

Ici, la narration suit un fil continu, alors que vous étiez connu comme un expérimentateur de forme…

J’ai opté pour une forme simple, avec un début et une fin, et un narrateur omniscient. C’était crucial. J’ai souhaité cesser de laisser le lecteur se dépêtrer avec les situations ambiguës que je lui proposais, pour m’asseoir à côté de lui et lui raconter cette histoire en empruntant aux codes de la littérature enfantine. J’admire énormément Nabokov, Toni Morrison, Camus ou Tolstoï, mais s’ils n’avaient pas été là, je serais quand même devenu écrivain. En revanche, si je n’avais pas découvert les livres à 8 ans, qui sait si je serais aujourd’hui devant vous ? Au Pakistan, je croise beaucoup de gens qui n’ont jamais lu un roman. Il faut démocratiser le travail littéraire en travaillant autant sur des formes sophistiquées que sur des ouvrages qui ne font pas autre chose que raconter ce qu’ils racontent.

 » Ma fille trouve absolument normal de jouer en ligne à Minecraft avec des Ukrainiens. « © MELANIE STETSON FREEMAN

Vos héros proviennent d’une ville d’Orient en guerre. Pourquoi ne l’avoir pas nommée ?

J’ai imaginé une version cauchemardesque de Lahore. A la base, il y a moins de différences entre Lahore et Bruxelles qu’entre Lahore et un village reculé du Pakistan. Mais comme toute cité établie depuis des temps immémoriaux, elle vit désormais dans la peur, après avoir vu l’anéantissement de certaines de ses consoeurs : Bagdad, Kaboul, Damas, Alep… Si toutes ces fières cités ont vécu un tel drame, laquelle peut aujourd’hui miser sur son invulnérabilité ? Nous vivons tous avec un scénario apocalyptique perché sur nos épaules. Ainsi, j’ai choisi, aussi par superstition, de ne pas citer Lahore en tant que telle, et de gommer certains de ses traits caractéristiques. Du coup, des lecteurs viennent me voir en m’affirmant qu’ils ont reconnu leur ville dans mon roman, à tort ! Et puis, une vision distordue de la réalité associe aujourd’hui le mot  » Pakistan  » au seul terrorisme – un peu comme si  » Los Angeles  » n’évoquait qu’une clinique d’implants mammaires. Je ne souhaitais pas charger davantage la barque.

Pourquoi avoir choisi de recourir au réalisme magique en imaginant des  » portes  » qui gomment les affres des voyages pour raconter cette histoire de réfugiés ?

Quand on se focalise sur le voyage, on a tendance à considérer de manière inconsciente que ces gens, par ce qu’ils ont traversé, ne sont pas ou plus comme nous. Or, perdre pour toujours le paysage de son enfance, c’est une expérience universelle. En simplifiant artificiellement les modes de déplacement, en rendant possible la naissance de belles histoires entre natifs de pays éloignés, je tenais à remettre tout le monde sous la coupe d’une commune humanité et à envisager un avenir optimiste. Ma compassion va autant vers ceux qui sont contraints de quitter leur quotidien dans des conditions terribles que vers ceux qui se sentent devenir étrangers dans leur propre pays. Et la seule façon de réconcilier tous ces gens consiste à marteler le fait que nous sommes tous des migrants abandonnant sans cesse des choses derrière nous.

Une génération qui refuse une avancée est amenée à disparaître

Toutes les sociétés que vous décrivez ne partagent-elles pas de fait une commune fragilité ?

Si, tout à fait. Pendant longtemps, elles se sont perpétuées en substituant le concept de nation – conçue comme une famille étendue – à celui de tribus, tout en alimentant une autre illusion, celle de l’égalité entre tous ses membres. Autant de chimères auxquelles plus personne ne semble croire aujourd’hui, ce qui menace fatalement et profondément tous les équilibres. La seule illusion qui demeure est celle de l’existence de  » natifs  » d’ici ou là, susceptibles de stigmatiser en permanence le groupe de ceux qui  » n’en sont pas « . Pourtant, je demeure optimiste.

Effectivement : dans votre roman, passés les débordements liés aux premiers temps de cette arrivée massive de migrants, tout semble s’arranger…

Je pense que ça ira, oui, que nous n’aurons pas d’autre choix que d’accepter l’égalité universelle et le droit à chacun de s’installer où bon lui semble sur la planète. D’abord parce que l’alternative est inacceptable, impossible à tolérer sur le long terme. Ensuite parce que l’évolution des moeurs bénéficie toujours à l’ensemble des protagonistes : quand les Noirs aux Etats-Unis ont quitté l’esclavage, ça a représenté un bienfait non seulement pour eux, mais aussi pour leurs oppresseurs qui n’avaient plus à terroriser, tuer ni violer pour maintenir leur pouvoir illusoire. Tout ce qu’on sait d’une génération qui refuse une avancée, c’est qu’elle est amenée à disparaître, remplacée par une génération qui peut mieux contribuer à faire évoluer les choses. Les Américains blancs de 1860 ne pouvaient tolérer qu’un Noir ne soit pas esclave, ceux de 1950 qu’il s’installe au premier rang d’un bus, ceux de 2000 qu’il devienne président. Et pourtant… Enfin, les technologies contribuent également à changer profondément la donne : ma fille trouve absolument normal de jouer en ligne à Minecraft avec des Ukrainiens, et d’échanger avec eux dans une sorte de pidgin sémantique. Pour sa génération, l’idée que l’humanité est une grande entité collective est bien moins théorique qu’elle n’a pu l’être pour mes parents. D’ailleurs, les grands défis existentiels qui se présentent désormais à nous ne se satisfont plus d’un prisme national étriqué. Ainsi, à condition de bien réfléchir aux conséquences de nos actes, nous nous trouvons potentiellement à l’orée d’une ère où la prospérité comme la liberté humaines atteindront un niveau sans équivalent dans l’histoire.

Exit West, par Mohsin Hamid, traduit de l'anglais (Pakistan) par Bernard Cohen, éd. Grasset, 208 p.
Exit West, par Mohsin Hamid, traduit de l’anglais (Pakistan) par Bernard Cohen, éd. Grasset, 208 p.

Le ciel, dans le roman, semble abandonné aux drones et aux hélicoptères de surveillance. N’est-ce pas mal parti ?

Le ciel a été abandonné à la technologie, depuis que l’éclairage public a été installé dans les villes. Avant cette époque, tout le monde pouvait admirer le merveilleux spectacle des étoiles la nuit. Je le regrette, tant pour des raisons esthétiques que philosophiques : cela rappelait à tous qu’il s’agissait avant tout de profiter de la chance qui nous avait été allouée pour un temps court sur Terre, puis de se retirer sur la pointe des pieds. Voilà un bon exemple d’une évolution technologique dont les conséquences n’ont pas été rationnellement interrogées. Si l’obscurité était synonyme de danger, nous avons dans cette opération gagné en sécurité ce que nous avons perdu en liberté, et en capacité à nous considérer à notre juste échelle.

Pour revenir aux migrants, au coeur de votre roman, une idée surprenante en émerge, celle d’une sorte de  » taxe temporelle « . Pouvez-vous nous en dire plus ?

Dans mon histoire, les Londoniens décident d’inventer cette taxe, qui fonctionne ainsi : plus vous êtes récemment arrivé sur un territoire, plus vous payez ; plus vous y vivez depuis longtemps, plus vous en bénéficiez. Ainsi, les contributeurs se transforment progressivement en récipiendaires. Une façon d’offrir une sorte de compensation financière à ceux qui vivent comme une souffrance l’arrivée pourtant arithmétiquement inévitable de nouveaux venus. Le système n’est bien entendu pas parfait, mais il me permettait d’envisager de manière romanesque l’hypothèse nécessaire d’apporter une réponse politique à une situation tendue. Après tout, les artistes sont là précisément pour imaginer, même de manière apparemment farfelue, des solutions envisageables pour améliorer le monde. Or, si les responsables politiques continuent à débiter des slogans déprimants d’impuissance comme  » Make America Great Again « , l’apparente impasse engendrera des drames… comme en cette époque qu’ils regrettent où des Noirs étaient pendus et des homosexuels rossés à tous les coins de rue. Jouer ainsi sur l’ignorance et le fantasme, c’est faire acte de charlatanisme criminel.

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