Pourquoi un musée Fin-de-Siècle ?

Enfin là, le musée Fin-de-Siècle ! L’ouverture, ce 6 décembre, de ce nouveau pôle culturel bruxellois a été plusieurs fois reportée. Retour sur sa genèse, une aventure étonnante liée à la valorisation de la collection Gillion-Crowet. Et plongée dans l’atmosphère 1900, au temps où la Belgique était une grande puissance industrielle.

Tout commence par un dealhors normes. Une grande première en Belgique. Trois partenaires sont en première ligne dans cette aventure : le propriétaire d’une des plus belles collections privées au monde d’Art nouveau, un ministre-président et un directeur de musée fédéral. Le premier s’appelle Roland Gillion. Suite au décès de son père, entrepreneur fortuné, il propose, contre paiement des droits de succession (25 millions d’euros), de céder en dation à la Région bruxelloise la collection de verreries, orfèvrerie, mobilier et tableaux constituée par son épouse, Anne-Marie Crowet.

Fort d’un accord au sein de son gouvernement, Charles Picqué donne son feu vert, au printemps 2006. A cette époque, la perte de la collection d’art précolombien de Paul et Dora Janssen – un blocage flamand a fait capoter le projet de dation – avait suscité un vif émoi (la collection est aujourd’hui hébergée au MAS d’Anvers). La perspective d’un nouvel échec et de la vente de la collection Gillion-Crowet à l’étranger a électrisé les pouvoirs publics. Cerise sur le gâteau : Gillion s’est engagé à prendre entièrement à sa charge l’aménagement des salles du musée où seront exposées les oeuvres, parmi lesquelles figurent des vases de Gallé, de Lalique et du Val-Saint-Lambert, des orfèvreries de Wolfers, du mobilier de Majorelle et Horta, des tableaux de Khnopff, Mossa, Delville…

Deux conditions tout de même

Anne-Marie et Roland Gillion ont toutefois posé leurs conditions : que la collection reste entière et qu’elle soit exposée aux musées royaux des Beaux-Arts, avec lesquels ils ont des liens étroits. Devenue propriétaire de la collection Gillion-Crowet, la Région a-t-elle vocation à se substituer au pouvoir fédéral pour enrichir les musées fédéraux ? Le jeu en vaut la chandelle, estime-t-on, d’autant que les gouvernement bruxellois cherche à stimuler l’attrait touristique du Mont-des-Arts, dont les musées des Beaux-Arts sont un atout majeur. La Région insiste néanmoins sur la valorisation de sa collection mise en dépôt. Elle doit être accessible au grand public et ne peut être scindée, tableaux d’un côté (aux musées des Beaux-Arts), objets de l’autre (dans la section Arts décoratifs du musée du Cinquantenaire, qui était candidat déclaré à l’hébergement de la collection).

C’est là qu’intervient Michel Draguet, directeur des musées des Beaux-Arts, auteur d’un livre sur la collection Gillion-Crowet et fervent militant du redéploiement des collections fédérales. Il prône la création d’un  » musée du XIXe siècle  » – inspiré du musée d’Orsay, à Paris -, dont la collection acquise par la Région serait le point d’orgue. Consacré à ce que Draguet appelle  » la vraie période de modernité de notre histoire « , ce musée est finalement baptisé Fin-de-Siècle (dans les deux langues nationales) et couvre l’art de 1865 à 1914.

Laborieuse mise sur orbite

Fin de la saga ? Pas tout à fait. En février 2011, Draguet ferme, à la hussarde, le musée d’Art moderne en vue d’y mettre son musée Fin-de-Siècle. Prise sans concertation, la décision du directeur fait des vagues dans le monde culturel. Les actions de protestation menées pendant des mois par le collectif Musée sans musée ont un certain écho. Mais les ministres responsables successifs ne désavouent pas Draguet.

Aujourd’hui, près de trois ans après la fermeture, l’essentiel des collections consacrées à l’art des XXe et XXIe siècles n’est toujours pas visible. Entre-temps, la mise en orbite du musée Fin-de-Siècle s’est avérée beaucoup plus laborieuse que prévu : son ouverture a été successivement annoncée pour février 2012, novembre 2012, mai 2013, décembre 2013. Certes, les bénéfices générés par le musée Magritte, ouvert en juin 2009, permettent de payer une partie du nouveau musée. Mais Michel Draguet est confronté à la lourdeur des procédures sur les marchés publics et aux  » économies qui font traîner les dossiers « .

Un carrefour d’influences

Etagé sur quatre niveaux, le parcours du musée Fin-de-Siècle ne suit qu’en partie le fil des années. Il égrène surtout des rencontres entre des oeuvres d’ici et d’ailleurs, des prises de position parfois opposées entre peintres et sculpteurs mais aussi poètes, musiciens ou encore amateurs et animateurs de la scène artistique.  » La Belgique apparaît alors comme un carrefour, souligne Draguet. Nous avons été attentifs non seulement aux chocs qu’ont pu recevoir les artistes (la musique de Wagner, par exemple, et avec elle l’idée d’un art total dont l’Art nouveau sera l’expression) mais aussi aux jeux des influences étrangères (l’école de Barbizon, le pointillisme, le préraphaélisme…) et des débats internes (Ensor contre Khnopff).  »

Ces confrontations révéleront ainsi des singularités tant au point de vue des techniques que de l’inspiration, des centres d’intérêt et des revendications. On verra enfin comment les artistes et l’intelligentsia répondent ou non à la réalité sociale du moment. Comment ils en échappent parfois, empruntant alors la voie du rêve, de l’intrigue et du mystère. En général, ces Belges-là sont contre le système, contre le bourgeois et la religion, contre la ville tentaculaire mais pour leur indépendance.

Le progrès, on y croit !

Entre 1850 et 1886, la Belgique devient la deuxième puissance industrielle du monde derrière l’Angleterre. Grâce à son charbon et ses minerais de fer, notre jeune pays conquiert les marchés internationaux jusqu’en Egypte, en Amérique du Sud, en Russie et même en Chine où il monte la première usine sidérurgique alors qu’ailleurs encore il installe des lignes de chemin de fer, voire des métros. A sa tête, le roi Léopold II engage la colonisation du Congo et oeuvre aussi aux infrastructures nationales de communication (creusement de canaux, construction de routes, port de Zeebruges,…). Le progrès, on y croit !

Pour peaufiner l’image de la Belgique, ses dirigeants investissent aussi dans la culture et l’embellissement du cadre urbain, tout en accordant des avantages fiscaux qui attireront, comme aujourd’hui, les capitaux étrangers. Initié en 1883 par l’avocat Octave Maus, le Groupe des XX s’impose comme un cercle artistique d’avant-garde. Son premier salon annuel, en 1884, fera l’événement en s’illustrant par un intérêt porté à la lumière. L’art belge entre dans un âge d’or. Ensor, Khnopff, Horta… Nos  » modernes « , encouragés par une bourgeoisie éclairée souvent proche du pouvoir, osent toutes les aventures.

Singularité et complémentarité

Le Fin-de-Siècle réunit autour du concept  » musée partenaire  » des oeuvres issues d’autres institutions fédérales comme le musée de Tervuren, les musées d’Art et d’Histoire, la Cinémathèque ou le théâtre de la Monnaie. S’ajouteront donc des photographies, des maquettes, des partitions musicales, des revues et des documents historiques mais aussi divers tableaux et sculptures en provenance de la collection Belfius (ex-Crédit communal) et, bien sûr, la mise en dépôt par la Région bruxelloise de la collection Gillion-Crowet.

Enfin, si le Fin-de-Siècle se profile bel et bien comme un musée d’art (et non pas de la seule Histoire, à l’instar du STAM de Gand, par exemple) et donc que cette identité se cherche à travers le comportement et le talent des créateurs belges (qu’ils soient peintres ou écrivains, amateurs ou critiques), il use aussi des nouvelles technologies.

Une question demeure : pourquoi a-t-il fallu sacrifier les collections de l’art du XXe siècle pour installer le musée Fin-de-Siècle ?  » La Belgique n’a pas produit d’art moderne, répond Draguet. Par contre, elle a joué au XIXe siècle un rôle de passeur d’idées qui a permis que naisse et se développe la modernité internationale. En fait, le Fin-de-Siècle prépare le terrain d’un autre musée (NDLR : le projet appelé à remplacer le musée d’Art moderne), qui ne sera ni moderne ni contemporain, parce que ces deux termes sont inadéquats et dépassés. On y développera notre singularité en privilégiant des oeuvres qui, justement, comme les Belges savent le faire, prennent leur distance par rapport aux idéaux dominants imposés sur la scène planétaire.  »

Nouer d’autres liens

Ces dernières années, la création de musées, souvent d’art contemporain, était l’occasion d’imaginer de véritables cathédrales. Mais dans le même temps, les conservateurs remettaient en question la présentation du contenu longtemps soumise à la seule chronologie. Depuis, ils cherchent à tisser d’autres récits plus conformes à l’esprit actuel de postmodernité. Ainsi la scénographie du Louvre-Lens ou encore celle du musée du quai Branly, à Paris, qui, toutes deux, abandonnent la claire disposition en tiroirs étanches (par périodes, écoles ou pays) afin de nouer d’autres liens, de favoriser de nouvelles compréhensions. Il en va de même pour le Fin-de-Siècle.

Mais si le musée Fin-de-Siècle avec, en fin de parcours, la présentation de la fabuleuse collection Gillion-Crowet, attirera sans doute le public venu de l’étranger, sa principale fonction est ailleurs.  » Ce nouveau musée relève de l’investissement sociétal, précise Draguet. Il s’adresse d’abord aux Belges en activant une  »reterritorialisation » de notre histoire. En clair, il pose un regard actuel sur la question de notre identité à partir de la naissance (vers 1850) et l’acmé (entre 1886 et 1914) de ce qui fut un âge d’or de notre art.  »

Lire aussi notre enquête en page 36.

Par Guy Gilsoul et Olivier Rogeau; G.C. et O.R.

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