Pourquoi Leterme devait partir

Une vente – celle de Fortis – mal emmanchée. L’indépendance de la justice mise à mal et dénoncée par le plus haut magistrat du pays. Pas de doute : Leterme devait démissionner. Dommage que la désignation de son successeur se soit avérée si laborieuse.

Affaire Fortis : le calvaire

En quelques jours, à la fin de l’été, le gouvernement d’Yves Leterme passe du soulagement à l’amertume. Il croit être intervenu courageusement et efficacement en  » nationalisant  » le groupe Fortis, sauvé de la débâcle financière, le 29 septembre. Les médias louent alors cette intervention virile et le réveil de l’exécutif fédéral, paralysé depuis de longs mois par le vieux contentieux communautaire. Depuis ce jour-là, Leterme (CD&V) et le ministre des Finances Didier Reynders (MR) semblaient associés pour le meilleur et pour le pire. Le week-end des 4 et 5 octobre, ils sont encore à la barre. Ce sont leurs conseillers qui accompagnent la vente d’une partie de Fortis à l’Etat néerlandais et au groupe français BNP Paribas. Imprudents ? Les vendeurs négligent de convoquer les organes de gestion du bancassureur belge. Trop pressés ? Le gouvernement justifiera le prix de cession, faible, par la nécessité d’éviter une faillite annoncée immédiate et catastrophique pour l’emploi.

Très vite, les actionnaires de Fortis se font entendre. Ils s’estiment floués. En quelques semaines, l’armée mexicaine des  » petits  » porteurs réussit à peser d’un poids considérable sur la scène politique et médiatique. Ils sont défendus par le tandem Deminor-Modrikamen, à la tête d’un mouvement anonyme qui fait peur aux politiques. Combien d’électeurs potentiels se cachent-ils derrière les victimes (et leurs familles) du démantèlement de Fortis, ce monument en péril ?

En octobre, une enquête est ouverte au parquet de Bruxelles. La justice suspecte les dirigeants démissionnaires de Fortis d’une éventuelle manipulation des marchés financiers. Rien que ça ! L’état de santé exact du  » monument  » aurait été caché aux actionnaires, suite aux difficultés importées des Etats-Unis. La justice envisage à l’époque de saisir toute trace de communication entre l’ancienne direction de la banque et des cabinets ministériels. Des politiques étaient-ils complices ? Pour couronner l’embrouille, des soupçons de délit d’initié ébranlent un moment le ministre des Affaires étrangères Karel De Gucht (Open VLD). Celui-ci ne démissionne pas.

Révélations sur les sous-marins du CD&V

En référé, les actionnaires espèrent geler la vente. La présidente du tribunal de commerce de Bruxelles, Francine De Tandt, est appelée à trancher, le 18 novembre. La tension est maximale. Si la magistrate réputée indépendante bouscule le gouvernement, l’avenir de Fortis sera à nouveau remis en question. L’Etat tremble sur ses fondations. Le substitut du procureur du roi Paul Dhaeyer, représentant le ministère public, conseille de suspendre la vente ; Francine De Tandt ne suit pas son avis. Leterme et Reynders peuvent souffler. A ce moment, il n’est aucunement question de pressions politiques sur des magistrat(e)s. La Belgique est un Etat de droità

Le dossier rebondit devant la cour d’appel de Bruxelles. Le vendredi 12 décembre en soirée, le pays apprend la suspension des opérations de vente de Fortis à BNP Paribas pendant une période de deux mois. Patatras pour Leterme ! Passé le coup de tonnerre, la presse flamande s’interroge sur l’étrange délibération au sein de la 18e chambre d’appel. Une magistrate s’est portée pâle, semblant se désolidariser de ses deux collègues juges. Il s’agit de la conseillère Christine Schurmans, mariée à un membre du CD&V, parti jouant gros dans la bagarre. On s’interroge : le gouvernement, qui a mal négocié le prix de Fortis et redoute un désaveu officiel, aurait-il essayé d’influencer le cours de la justice ?

A sa manière, le mercredi 17 décembre, Yves Leterme souhaite couper court aux rumeurs qui enflent. Il rend publics les contacts noués par son cabinet avec la magistrature pendant ces semaines d’incertitude. Etrange attitude : rien ne l’y obligeait, et les détails ainsi divulgués ne pouvaient qu’alimenter la controverse. On apprend, primo, qu’un conseiller du Premier ministre a cherché à connaître l’avis qu’allait rendre le substitut Dhaeyer (le parquet de Bruxelles laissera entendre à des journalistes qu’il s’agirait d’intimidation) ; secundo, que le chef de cabinet de Leterme s’est entretenu avec le mari de Christine Schurmans à propos d’une  » évolution dramatique  » au sein de la cour d’appel. C’est trop ou trop peu. Le premier magistrat du pays va y ajouter son grain de sel.

Le magistrat qui imagine une conspiration

Des versions différentes à propos des fameuses ingérences, des doutes quant à l’indépendance de la justice : le premier président de la Cour de cassation Ghislain Londers écrit alors au président de la Chambre Herman Van Rompuy (CD&V). Estime-t-il que Leterme n’a pas dit toute la vérité ? Entre les lignes, la note de six pages s’avère massacrante. Londers sème les pièces d’un puzzle qui ressemble à une réelle machination. Le cabinet du Premier ministre aurait utilisé les informations de première main obtenues au sein de la cour d’appel pour inverser, avant l’heure, le cours des événements. Sur requête du ministre de la Justice, le procureur général près la cour d’appel de Bruxelles, Marc de le Court, aurait intrigué afin que le dossier Fortis soit attribué à d’autres juges. Le rapport Londers circule le vendredi 19 décembre. Quelques heures plus tard, le ministre de la Justice Jo Vandeurzen (CD&V) démissionne.

Leterme devait partir Dès ce moment, la position d’Yves Leterme était devenue intenableà même si, coutumier du fait, il ne s’en était pas encore rendu compte. Il a fait de la résistance, avant d’être poussé dans le dos par l’Open VLD et – estocade finale – par des responsables du CD&V,  » son  » parti. Ses coreligionnaires avaient compris, en effet, que leur chef de file avait désormais perdu toute crédibilité. Et qu’il ne servirait à rien de faire durer le supplice. La veille, pourtant, la majorité avait bien cru sauver sa peau. On avait, certes, senti souffler un vent de tempête, mais la  » raison d’Etat  » avait prévalu : le contexte économique et social était décidément trop délicat pour se permettre une crise politique. On avait donc pensé pouvoir reporter les problèmes à plus tard, grâce à la création d’une commission d’enquête. La note du premier président de la Cour de cassation vint balayer ce frêle espoir. Pourquoi l’Open VLD a poussé à la démission Depuis plusieurs jours déjà, la presse flamande et l’opposition faisaient montre d’une grande férocité à l’égard de Leterme et de son parti. Au passage, elles accusaient les libéraux, partenaires des sociaux-chrétiens au sein de la majorité, de contribuer au maintien d’un CD&V fragilisé, et d’un gouvernement ayant perdu toute légitimité en Flandre. Dès lors, l’idée a germé dans quelques grands esprits : réclamer la démission de Leterme permettait aux libéraux flamands de se dédouaner, tout en faisant oublier les piètres performances – c’est un euphémisme – de trois de leurs quatre ministres au sein du gouvernement (Karel De Gucht, Patrick Dewael et Annemie Turtelboom). En outre, avec la commission d’enquête chargée de faire la lumière sur l’affaire Fortis, les protagonistes risquent d’être placés longtemps sous les feux des projecteurs. De quoi faire oublier les dysfonctionnements des libéraux flamands, les problèmes de Dewael (promotions douteuses au sein de la hiérarchie policière), les soupçons qui pèsent sur De Gucht (dans le cadre de la vente d’actions Fortis, par ses proches, la veille du démantèlement de la banque), l’inertie de Turtelboom (censée sortir une circulaire sur les sans-papiers). En cas d’élections anticipées, l’Open VLD peut s’attendre à réaliser un meilleur score qu’en juin 2007 (18,8 %). L’écart avec le CD&V, désormais privé de la N-VA, son ancienne alliée, devrait sensiblement se resserrer. Pourquoi les partis francophones n’ont pas bougé Curieux : hormis Ecolo (dans l’opposition), qui a réclamé la démission du gouvernement Leterme, les francophones ont semblé particulièrement passifs au cours de la tempête qui a précédé la démission de Leterme Ier. La discrétion des libéraux tient sans doute au fait que Didier Reynders, président du MR et vice-Premier ministre, n’avait nulle envie de surfer sur la vague de l’affaire Fortis, sachant qu’un jour ou l’autre, peut-être, il risquait lui-même de devoir rendre des comptes à la future commission d’enquête. Le PS, en revanche, peu exposé sur ce coup-ci, aurait pu être tenté de donner un coup de pied dans la pétaudière. Il n’en a rien fait, préférant rester prudemment au balcon, fidèle à l’image de parti  » responsable  » qu’il veut donner depuis le scrutin de juin 2007. Le CDH, lui, s’est calqué sur l’attitude des socialistes. C’est sûr, nul ne pourra reprocher aux francophones d’avoir précipité le pays dans une crise politique au plus mauvais moment. Pourquoi la désignation du successeur de Leterme s’est avérée si laborieuse

Parce que, dès le départ, les petits jeux stratégiques des uns et des autres ont prévalu sur l’intérêt général et la volonté de sortir de cette crise rapidement, et par le haut, c’est-à-dire avec une solution qui transcende les positionnements préélectoraux. Quel message délivrait le PS, sur les plateaux télé du dimanche 21 décembre à midi, alors que le roi n’avait pas encore accepté la démission du gouvernement Leterme ? Qu’il ne voulait pas de Didier Reynders comme Premier ministre. Raisons invoquées ? Le libéral risque d’être auditionné par la fameuse commission d’enquête ; or le pays a besoin d’un Premier blanc comme neige. L’argument n’est pas idiot, mais on aurait préféré que le PS confie son souci plus discrètement, dans l’intimité d’une audience royale.

L’attitude  » responsable  » du PS a ses limitesà Qu’apprenait-on le soir de ce dimanche morose ? Que Leterme n’était pas candidat à sa succession : ah bon ! il avait donc songé un instant à rempiler ? Le lundi 22 décembre, le jeu des positionnements s’est poursuivi : le SP. A a repoussé la perspective de monter à bord du futur gouvernement, pour accepter ensuite, à condition que Jean-Luc Dehaene le préside et que Reynders n’en soit pas. Ledit Dehaene, effectivement pressenti comme futur Premier ministre exigeait, lui, la présence des socialistes flamands (leur embarquement permettant au nouveau gouvernement de bénéficier à nouveau d’une majorité dans le groupe linguistique néerlandophone, ce qui n’est plus le cas depuis l’implosion du cartel CD&V/ N-VA).

La famille libérale, désormais la plus importante en termes de sièges à la Chambre et, par conséquent, susceptible de fournir le nouveau chef de file gouvernemental, a d’abord évoqué le nom de Guy Verhofstadt – avant de le rayer de sa liste en raison des sentiments d’inimitié que lui voue De Gucht : c’est fou ce qu’on s’aime à l’Open VLD – pour s’unir ensuite autour de Reynders. Lequel, on l’a vu, est rejeté par le PS. Et la boucle est bouclée. Au bord de la migraine, sans doute, le roi a pris la tangente le lundi 22 décembre : Wilfried Martens (72 ans) devait faire patienter le bon peuple jusqu’à ce que ces messieurs dames aient digéré leurs aigreursà l

Ph.E. et I. Ph.

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