Pourquoi les élites snobent Facebook

Des politiques présents sans y être, des patrons qui préfèrent les réseaux professionnels, des intellectuels et des vedettes plus portés sur Twitter : plébiscité par la population, Facebook peine à séduire les élites. Qui ne ratent pas nécessairement quelque chose.

C’était le 4 novembre 2008. Les Etats-Unis venaient d’élire le premier président noir de leur histoire, et il se disait que les réseaux sociaux n’étaient pas étrangers à cette victoire. Il est vrai que Barack Obama avait su s’entourer. Son responsable de campagne sur Internet n’était autre que Chris Hughes, l’un des quatre cofondateurs de Facebook avec Mark Zuckerberg, Eduardo Saverin et Dustin Moskovitz. De l’autre côté de l’Atlantique, dans un petit pays soumis à des élections quasi annuelles, un déclic s’opère alors dans les QG de partis. Tous sur Facebook !

Près de quatre ans plus tard, les cadors de la politique se bousculent sur le plus populaire des réseaux sociaux. Quelques récalcitrants se comptent sur les doigts d’une main, comme le président du CDH Benoît Lutgen ou encore les ministres wallons Ecolo Philippe Henry et Jean-Marc Nollet (lire ci-dessous). Les autres ont souvent deux profils plutôt qu’un : la limite de 5 000  » amis  » qu’impose le site frustre les machines à voix.

Et lorsque le second profil est saturé lui aussi, il reste les  » pages fan « , d’abord conçues pour les célébrités, puis pour les personnes morales et les marques. Là, plus question d’amitié, mais d’attachement. Le résultat est identique. En cliquant sur le bouton  » j’aime  » de la page, l’utilisateur peut garder un £il sur l’actualité de ses chouchous. Les possibilités de discussion, elles, restent tout aussi limitées que sur les profils. Car tous les comptes ministériels sont gérés par leurs cellules de communication. D’autres se contentent de répliquer automatiquement les messages en 140 caractères qu’ils publient sur le réseau social Twitter, au public plus restreint et plus pointu. C’est le cas du ministre fédéral Vincent Van Quickenborne, célèbre pour avoir annoncé ainsi la chute du gouvernement Leterme II, mais aussi de son collègue Paul Magnette.

 » Ils sont souvent interpellés mais, à de rares exceptions près, ils ne répondent jamais à ce qu’ils ont provoqué. Le dialogue est trop souvent un monologue « , déplore le publicitaire Jean-Luc Walraff, ancien conseiller en stratégie de communication du CDH.

Doit-on leur en vouloir ? Un ministre, par définition, se débat avec un agenda de ministre. Or des centaines de commentaires peuvent s’accumuler sur son profil en quelques heures. Répondre à chacun serait impossible, à moins de passer ses journées devant un écran. Pour l’heure, l’idée tient du sacrilège.  » Ce n’est un secret pour personne que, par manque de temps, le Premier ministre ne met pas lui-même ses messages sur Facebook, explique Guillaume de Walque, porte-parole francophone d’Elio Di Rupo. Par contre, on en discute avec lui. Nous considérons les nouveaux médias comme des compléments importants, mais le contact humain l’est encore plus. Le Premier ministre y attache beaucoup d’importance, raison pour laquelle il est souvent sur le terrain. « 

Le manque de temps : venant d’un chef de gouvernement, l’argument semble imparable. Mais tous les politiques n’ont pas un agenda si chargé.  » S’ils savent trouver le temps pour aller à des noces d’or ou à un mariage, serrer les mains sur les marchés, donner des bisous aux vieilles dames dans les maisons de repos, ils devraient aussi trouver leur place de manière correcte sur Facebook, s’insurge Michel Henrion, spécialiste en communication politique et chroniqueur sur RTL. Prendre une heure de leur temps pour animer régulièrement leur compte, c’est plus rentable que de passer une heure et demie à une fancy-fair. « 

Peut-être s’agit-il simplement d’une question de génération. Après tout, des quinquagénaires sauraient-ils chatter comme des  » ados attardés « , pour reprendre le qualificatif que Joëlle Milquet avait réservé aux ministres trop bavards sur Twitter ? Sauf que…  » Le segment le plus en croissance sur Facebook est celui des 50 ans et plus « , souligne Yves Baudechon, cofondateur de l’agence marketing Social Lab. Les plus de 54 ans constituent ainsi 9 % de la population belge sur le réseau social. Loin d’une fraction négligeable.

 » Le vrai problème, c’est que les politiques s’en méfient à l’extrême, poursuit Michel Henrion. Ils se ramassent automatiquement des messages vindicatifs auxquels ils ne sont pas habitués. Beaucoup ne sont jamais allés voir comment cela fonctionnait vraiment. Pour comprendre ce qu’est Facebook, il faut l’expérimenter. Il ne suffit pas qu’un conseiller vous rédige une belle note. « 

Bref, on semble encore loin du Canada, où le Premier ministre Stephen Harper avait organisé en juin dernier un sondage sur Facebook… afin de trouver un nom à son nouveau petit chat.

Les patrons : méfiance extrême

Si les politiques se défient de Facebook, que dire des grands patrons ? Les deux jonglent avec des emplois du temps surchargés, partagent un statut social élevé, sont issus plus ou moins des mêmes générations. A la différence que le PDG, lui, n’éprouve aucun besoin de se livrer à une propagande électorale. La marque qu’il défend n’est pas sa personne, c’est son entreprise, sur la communication de laquelle veillent déjà de farouches cerbères. Comme tous les gens fortunés, vedettes mises à part, il cultive la discrétion sur sa vie privée. Vu sous cet angle, s’inscrire sur Facebook peut lui paraître aussi séduisant qu’emménager dans une maison de verre. Résultat : n’y cherchez pas trop le gotha de l’indice boursier Bel 20.

 » Je ne crois pas que ce soit par élitisme ou snobisme, estime Nicolas Pourbaix, de l’agence E-net. Ce genre de personnalité consacre peu de temps à sa vie privée. Peu de chefs d’entreprise vont faire leurs courses au magasin également. C’est plutôt leur épouse qui s’en occupe. « 

Si certains semblent avoir franchi le pas, comme l’administrateur délégué de la SNCB Marc Descheemaecker, les informations visibles sur leur profil se résument à un CV amélioré. D’autres, à l’image du CEO de bpost Johnny Thys ou de Serge Fautré d’AG Real Estate, affichent une présence strictement privée. En témoignent des photos de profil tirées d’un album de vacances, un nombre d’amis limité et des publications soigneusement verrouillées. Circulez, il n’y a rien à voir. Ceux-là, au moins, ont compris comment protéger leur compte.  » Beaucoup de chefs d’entreprise ne connaissent pas bien les fonctionnalités de Facebook et ignorent que l’on peut bloquer toute une série d’informations confidentielles, ajoute Nicolas Pourbaix. Ils ont peur de ne plus maîtriser leur communication. « 

Eric Domb, fondateur du parc Pairi Daiza, affiche quant à lui une silhouette anonyme en guise de photo de profil. Présent  » très provisoirement  » pour jeter un £il sur la page fan du parc, l’ancien président de l’Union wallonne des entreprises dit n’avoir  » aucune envie de rester sur Facebook « . La raison ?  » Vous allez peut-être rire, mais je trouve cela très dur d’envoyer balader les gens qui sollicitent mon amitié. Je ne recherche pas du tout un réseau social étendu. Et ne pas leur répondre serait malpoli. « 

Comme beaucoup de  » cols blancs « , Eric Domb s’est inscrit par contre sur le réseau social Linkedin, beaucoup plus austère et réservé aux activités professionnelles. Le meilleur choix selon Yves Baudechon, de Social Lab.  » Si un patron me demandait conseil, je lui dirais : n’allez pas sur Facebook, n’allez sur Twitter que si vous êtes prêts à tweeter dix à quinze fois par jour, allez en revanche sur LinkedIn. Plus d’un million de belge sont inscrits, cela représente une masse critique énorme. Sur ce réseau, le patron peut vraiment jouer le rôle de visage et de fer de lance de son entreprise. « 

Les intellectuels et les vedettes : au cas par cas

Recteur de l’université de Liège (ULg), Bernard Rentier a franchi le gué fin avril. A pas mesurés, avec des semelles de plomb.  » Je voulais surtout accéder à des informations réservées aux membres « , explique le seul recteur francophone présent sur le réseau. Malgré ses 64 ans, on ne peut pourtant reprocher à ce biologiste un manque d’intérêt pour les nouveaux médias. Blogueur depuis sept ans, il  » tweete  » avec assiduité depuis un an, s’est inscrit sur LinkedIn et débute sur la plate-forme de micro-blogging Tumblr. Mais Facebook, décidément, peine à l’enthousiasmer.  » C’est vrai que cela permet de rester en contact avec ses proches. J’échange pas mal avec mon fils là-dessus. Mon problème, c’est d’éviter de me faire intoxiquer par les élucubrations des uns et des autres. « 

Sans doute le monde académique, voire l’enseignement en général, a-t-il raison de se montrer prudent envers ces réseaux où se mélangent étudiants et professeurs. Mais comment expliquer, par exemple, l’étrange pénurie d’autorités religieuses ? Les catholiques se privent ainsi de tout un territoire à évangéliser. Contrairement à son prédécesseur Eric De Beukelaer, qui compte plus de 2 200 amis Facebook, le père Tommy Scholtès, porte-parole des évêques de Belgique, se limite pour l’heure à Twitter.  » Des amis me l’ont déconseillé, commente l’ancien directeur de l’agence de presse Cathobel. On me dit que la configuration de son compte est délicate et je n’ai pas envie de perdre trop de temps là-dessus. Je crains aussi un certain nombre d’excès. Mais j’avoue que j’hésite. « 

La crainte des excès, voilà ce qui refroidit également un grand nombre de personnalités du monde artistique ou sportif. Ceux-là préfèrent généralement les pages fan, comme le champion cycliste Philippe Gilbert :  » J’avais un profil Facebook, mais j’en ai eu assez des faux comptes et des usurpations d’identité. Par contre, j’alimente moi-même ma page, avec l’aide de mon frère. On y poste des photos, des vidéos en ligne, on partage des informations sur mon quotidien, ma condition physique, mes entraînements, mes courses… Pas ce que j’ai mangé à midi, qui ne passionne personne.  » Ce qui n’empêche pas le coureur BMC Racing d’y publier ses coups de gueule, entre autres sur la couleur du maillot de son ancienne formation ( » en compétition pour être le plus laid du peloton « ). Son ancienne direction, Omega Pharma Lotto, lui avait quelque peu tapé sur les doigts.

Peu importe, les internautes adorent ce genre d’accès d’authenticité. C’est ce qui fait le succès de l’acteur Vin Diesel, surtout connu pour la série Fast and Furious : plus de 32 millions de fans raffolent de ses publications au contenu souvent personnel. De même que celui de la chanteuse Lady Gaga, qui a même donné un surnom à ses 50 millions de groupies : My little monsters ( » mes petits monstres « ). Ceux-là ont tout compris à Facebook. Mais sans doute les célébrités mondiales constituent-elles des exceptions. Les autres méditeront cette analyse de Thierry De Smedt, professeur à l’école de communication de l’UCL :  » Le problème de Facebook, c’est qu’avec une certaine ouverture de l’ensemble des contacts, on ne peut plus rien dire sans risquer de vexer quelqu’un. On parle à la fois à ses collègues et à ses enfants, à ses chefs et à ses étudiants. Cela ne fonctionne que dans des cercles restreints ou pour de très grandes banalités. Rien que pour cela, Facebook ne sera sans doute jamais l’outil de reliance universel.  »

C’est oublier qu’aux travers des listes d’amis Facebook permet depuis quelques mois de sélectionner le public auquel s’adresse chaque message (public, réservé aux amis proches, aux connaissances, aux collègues, etc.). Reste à voir si cette fonctionnalité encore assez confidentielle parviendra à rassurer les plus réfractaires.

E.R., AVEC S.G.

La crainte des excès refroidit un grand nombre de personnalités

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