Pourquoi la justice enquête sur les iPhone de Charleroi

Cent téléphones controversés, une commande bâclée : la Ville de Charleroi a-t-elle volontairement outrepassé les procédures dans l’affaire des iPhone destinés à ses hauts fonctionnaires ? La justice est perplexe. Voici les zones d’ombre du dossier.

La faille originelle paraît dérisoire : 3,70 euros. Il y a quelques mois, cette infime somme a pourtant enclenché une improbable machine médiatique et judiciaire, braquant les projecteurs sur les couloirs de l’administration de Charleroi. En précipitant l’acquisition de matériel informatique et de téléphones portables pour un montant de 447 643 euros fin 2012, jamais la Ville ne s’imaginait que la commande allait faire l’objet d’un tel tollé. Sauf que la facture comprenait cent iPhone 4S, destinés à quelques élus et fonctionnaires triés sur le volet. Une dépense de 70 000 euros difficile à digérer dans un contexte de disette budgétaire.

Un an plus tard, ce dossier est toujours sous le coup d’une information judiciaire. Le 18 novembre dernier, l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC) de la police fédérale a saisi à titre conservatoire le matériel concerné au département des Finances de la Ville. La fameuse commande, conclue en décembre 2012 avec l’Intercommunale de mutualisation informatique et organisationnelle (Imio), n’a pas respecté les procédures légales. La Ville n’avait pas encore payé sa part de 3,70 euros pour rejoindre officiellement Imio. Aujourd’hui, le parquet de Charleroi s’interroge sur la nature de la faute commise : est-elle malheureuse ou intentionnelle ? Plusieurs éléments interpellent les enquêteurs.

1. Le timing de la commande

En juin 2012, Olivier Jusniaux devient le nouveau secrétaire communal de Charleroi. Il reprend la compétence de l’Informatique, détenue précédemment par l’échevin Paul Ficheroulle (PS). Dans le cadre d’un vaste plan de modernisation informatique, entamé en 2009, il est question d’acquérir du matériel supplémentaire. Le montant est inscrit dans le budget extraordinaire de 2012. Il s’agit principalement de licences Microsoft et de cent iPhone 4S. Pour éviter la lenteur de la procédure du traditionnel marché public, l’administration passe commande auprès de l’intercommunale Imio. En septembre, l’affiliation à Imio est délibérée dans l’urgence au conseil communal, suivie d’une convention d’achat de 447 643 euros validée le 4 décembre par le nouveau collège de Charleroi.

Les transactions effectuées par les communes en fin d’année font l’objet d’une attention accrue de la part des autorités judiciaires : en décembre, la menace de l’annulation du crédit réservé plane sur les communes qui n’auraient pas préparé à temps certaines dépenses planifiées dans leur budget. La commande de Charleroi à Imio n’échappe pas à la règle. Il fallait donc aller vite. Trop vite, semble-t-il. La Ville conclut à la hâte une convention d’achat avec l’intercommunale sans soumettre son affiliation à la tutelle. Face à ce vice de procédure, le receveur communal refuse de valider la dépense… Mais Imio a déjà payé le fournisseur.

L’emballement de décembre 2012 fait naître un doute dans l’esprit des enquêteurs : l’oubli de l’administration de régulariser l’affiliation à Imio est-il réellement involontaire ? Le timing de la négociation pose question. Car si Charleroi s’était mise en règle en bonne et due forme, les délais de procédure ne lui auraient jamais permis de conclure sa commande à temps.

2. L’expertise de l’administration

L’erreur est d’autant plus surprenante de la part d’une machine administrative aussi solide. Par ailleurs, la procédure pour s’affilier légalement à une intercommunale est assez simple. Imio est limpide à cet égard. La démarche en quatre temps est inscrite noir sur blanc sur son site Internet et dans ses statuts.

Surpris par cet imbroglio administratif, le chef de groupe Écolo au conseil communal, Luc Parmentier, a introduit un recours le 23 mai dernier auprès du ministre des Pouvoirs locaux, Paul Furlan (PS).  » Les relations entre la Ville de Charleroi et l’intercommunale Imio me paraissent tronquées, écrit-il. En effet, depuis le début, toute la procédure a été réalisée en urgence, ne permettant pas un réel contrôle démocratique.  » Depuis lors, il n’a reçu qu’un accusé de réception.

3. Le prix des iPhone

Un autre pan de l’enquête concerne le montant de la facture des iPhone 4S (près de 70 000 euros).  » Le prix des téléphones est curieux, confirme Daniel Marlière, premier substitut du procureur du Roi de Charleroi. Ils ont été facturés au prix antérieur à la sortie de l’iPhone 5.  » Ce dernier modèle a en effet débarqué sur le marché belge en septembre 2012, soit trois mois avant la commande passée à Imio.

Le président de l’intercommunale, Marc Barvais (PS), tient à balayer toute suspicion.  » Imio a respecté la procédure du marché public. Nous avons contacté trois fournisseurs en décembre 2012 et nous avons opté pour l’offre la plus intéressante.  » Aucun ne semble toutefois avoir tenu compte de la dévaluation des iPhone lorsque la nouvelle génération a été commercialisée. La justice, elle, reste sur sa faim. Elle n’a pas encore exclu l’hypothèse du  » copinage « .

D’autant que le directeur d’Imio et le secrétaire communal de Charleroi se connaissent bien. Le premier, Frédéric Rasic, est toujours considéré sur le papier comme le directeur de l’informatique du CPAS. Le second, Olivier Jusniaux, en a été le secrétaire de septembre 2008 à juin 2012. Vu la facture plutôt salée des téléphones, le parquet s’interroge logiquement sur les critères qui ont incité Charleroi à se tourner vers Imio. Avec, en filigrane, le spectre de la fraude au marché public qui a si souvent fait trembler la région par le passé.

4. Charleroi s’est-elle laissé condamner par défaut ?

Il y a quelques semaines, Imio a introduit une action en justice contre Charleroi pour lui réclamer la part de la facture impayée – soit un peu moins de 400 000 euros.  » Nous étions face à un vrai problème de trésorerie « , souligne Marc Barvais. Étonnamment, la Ville ne s’est pas présentée lors de l’audience devant le tribunal du Commerce. Elle a dès lors été condamnée par défaut à reverser le montant, majoré d’intérêts de retard et de frais de procédure. Cette passivité a, une fois de plus, attiré l’attention du parquet. La Ville se serait-elle volontairement laissé condamner afin de débloquer une commande conclue de manière illégale ?  » C’est une partie du problème « , reconnaît Daniel Marlière. D’où la saisie récente des iPhone et du matériel informatique au département des Finances.

Débordé, le parquet de Charleroi n’a pas encore épluché tous les procès-verbaux des enquêteurs. Quelle que soit l’issue du dossier sur le plan judiciaire, il restera incontestablement comme un exemple flagrant de mauvaise gestion. La dépense, jugée peu opportune, a mis à mal la crédibilité de la législa- ture menée par le bourgmestre Paul Magnette (PS). Comble de l’histoire : si les élus et les fonctionnaires concernés en voient un jour la couleur, leurs  » smartphones de dernière génération  » seront complètement dépassés.

Par Christophe Leroy

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