Pourquoi l’Etat restera injuste envers les Juifs

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

L’Etat belge a reconnu haut et fort sa responsabilité dans la persécution des Juifs. Il est moins décidé à leur accorder le statut de déporté racial. Pour des motifs pas très catholiques.

Le lourd passé ne souffre plus aucune discussion. Oui, des autorités belges ont bel et bien trempé dans la persécution des Juifs en Belgique durant la dernière guerre. Deux Premiers ministres, Guy Verhofstadt (Open VLD) en 2005, Elio Di Rupo (PS) en 2012, ont assumé publiquement le poids de cette responsabilité. Avant que le Sénat ne leur emboîte le pas. Mais le mea culpa montre ses limites. Il rechigne à aller au bout de sa logique : accorder, au-delà des excuses officielles, une forme de réparation pour le mal commis et désormais reconnu.

Malaise. Il ne porte pas sur la souffrance infligée sous l’Occupation. Mais sur l’injustice que l’Etat belge y a ajoutée, au lendemain du conflit, à l’heure où s’est arbitrée la reconnaissance des victimes de guerre. Il fallait avoir agi en patriote, avoir servi son pays pour prétendre au statut de victime de guerre.  » Absurde ! La plus jeune déportée juive avait 40 jours et un déporté sur 5 avait moins de 15 ans « , a objecté le président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB), Maurice Sosnowski, devant les sénateurs.

Dans les années 1960, le parlement belge a privé de facto les résidents juifs des 80 millions de Deutsche Marks (un milliard de francs) versés par l’Allemagne pour indemniser les ressortissants belges victimes du national-socialisme. Les auteurs d’actes de bravoure et de résistance, les prisonniers politiques ont eu leur part. Les déportés juifs ont été largement de la revue. Parce que dépourvus de la nationalité belge dans 95 % des cas, bien qu’habitant en Belgique.

Pour cicatriser cette blessure, la communauté juive belge attend de l’Etat un geste pour ses victimes : un statut de déporté racial équivalent à celui de prisonnier politique, qui serait accordé à titre posthume pour  » avoir été oublié, gommé, trahi par son pays de résidence « .

Il ne peut plus s’agir d’une affaire de gros sous. Selon l’historien Maxime Steinberg, si les 24 000  » déportés raciaux  » avaient été reconnus comme victimes de guerre, il en auraitcoûté 300 millions d’euros au Trésor public. Le temps a fait son oeuvre, réduit la portée budgétaire de l’enjeu. Le CCOJB souhaite obtenir de quoi financer une fondation pour le travail de mémoire. Est-ce trop demander ? Visiblement oui. Les sénateurs ont botté en touche et refilé la patate chaude au gouvernement fédéral. Prélude à un probable enterrement de première classe.

Le dossier, entre les mains du ministre CD&V de la Défense Pieter De Crem, reste politiquement chargé. Mauvais présage : le monde catholique n’est pas sorti grandi du marchandage entre partis qui a laissé les Juifs sur le carreau dans l’immédiat après-guerre. Pour des motifs que l’historien Pieter Lagrou (ULB) a mis en lumière :  » Les déportés  »raciaux » n’étaient pas des catholiques. C’était seulement parmi les résistants patriotes arrêtés que l’on trouvait une proportion  »équitable » de catholiques. Le compromis revint en substance à exclure les survivants juifs de la reconnaissance nationale. Ils ont servi de monnaie d’échange dans une négociation politique.  » (1)

Prisonniers politiques, anciens combattants, résistants : la perspective d’une levée de boucliers et de rallumer une guerre entre victimes de guerre achève de plomber le dossier. La communauté juive n’a de toute façon pas l’intention d’insister. Par crainte de raviver l’odieuse association : juif = argent. Moche.

(1) Mémoires patriotiques et Occupation nazie, par Pieter Lagrou, éd. Complexe.

PIERRE HAVAUX

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