Pour un salaire de misère

La Belgique capitaliste s’enrichit et prospère sur le dos des ouvriers les plus mal payés d’Europe. Le travailleur de 1914 ne chôme pas, mais trime sans filet protecteur. A lui de trouver les moyens d’assurer ses vieux jours et de se couvrir contre les pépins de santé.

C’est un pays  » de bas salaires et de longues journées de travail « , résume Sophie de Schaepdrijver, de l’université de Pennsylvanie. Où l’on bosse en moyenne 13 heures par jour dans les boulangeries, 18 heures d’affilée quand on est machiniste aux chemins de fer. Analphabétisme, alcoolisme, mortalité précoce. Cet enfer social a fini par faire tache à l’échelle européenne.  » L’indifférence officielle en matière de travail et de justice sociale est devenue presque une spécialité belge « , poursuit l’historienne. Cruel contraste avec l’opulence d’une minorité aux postes-clés de l’économie et de la haute finance.  » Le sommet de la pyramide sociale était occupé par des personnes dont les revenus étaient parfois mille fois plus élevés que ceux d’un ouvrier et qui s’étaient détachées entièrement des autres couches de la bourgeoisie, en s’alliant notamment à la noblesse « , relève Els Witte (VUB).

L’aristocratie des riches est bien forcée de lâcher du lest, sous la pression des ouvriers.  » Ils n’acceptent plus d’être traités en assistés « , explique Guy Vanthemsche (VUB). Des premières lueurs sont apparues au milieu d’une misère noire. 1900 : première loi sur les pensions de vieillesse. 1903 : loi sur les accidents de travail. 1905 : repos dominical obligatoire et généralisé. 1909 : journée de neuf heures maximum dans les mines. 1911 : interdiction du travail des femmes et des enfants dans la mine.

 » Vers 1914, la législation sociale belge est en plein développement « , souligne Michel Dumoulin (UCL). Cette année-là, elle marque des points : interdiction du travail avant l’âge de 14 ans, création de la Société nationale des habitations et logements à bon marché. Autre avancée : l’assurance maladie-invalidité devient obligatoire auprès d’une mutuelle pour tout salarié qui perçoit moins de 2 400 francs par an (13 700 euros aujourd’hui.)

L’ordinaire du prolétaire s’en trouve progressivement amélioré. D’autant que les salaires réels dans la grande industrie sont à la hausse et dopent le pouvoir d’achat : de 15 % entre 1890 et 1914.  » Cela permet aux ouvriers, relève Sophie de Schaepdrijver, de consacrer une part, jamais égalée auparavant, de leur salaire au logement et aux soins médicaux.  » En 1913, 4 000 sociétés d’assurance-maladie-invalidité prennent en charge quelque 500 000 personnes. A la veille de la guerre, 10 à 15 % des ouvriers belges sont couverts par les assurances chômage et maladie-invalidité.

C’est encore loin d’être le Pérou dans les chaumières. Le travailleur de 1914 ne connaît ni les allocations familiales, ni les congés payés, ni la durée maximale de travail sauf s’il est mineur. Le salaire minimum est inconnu. La bourgeoisie d’affaires s’y refuse, au nom de la sacro-sainte compétitivité. Contester et revendiquer en se croisant les bras, c’est prendre des risques : la grève n’est toujours pas un droit acquis.

Que font les pouvoirs publics ? Ils tardent à manifester une fibre sociale. La sécu reste un concept incongru.  » Il n’y a pas d’ingérence directe de l’Etat ni de création d’entreprises d’Etat, sauf dans le domaine des communications, des transports publics et des entreprises d’utilité publique à gestion communale « , pointe Els Witte. La première loi sur la protection de l’enfance, votée en 1912, permet à l’Etat de s’immiscer dans la sphère familiale.  » Ce fut un véritable choc « , remarque Eliane Gubin (ULB).

Le travailleur n’est pas pris en main. A lui de décider s’il se protège contre d’éventuels pépins de santé ou d’assurer ses vieux jours, pour autant qu’il en ait les moyens. L’Etat se contente de faire l’appoint aux initiatives privées, en ne mettant que modérément la main au portefeuille. La première loi sur la pension de vieillesse en 1900 ne coûte aux finances publiques que 300 000 francs (1,7 million d’euros.)

Puisque l’Etat-providence se fait désirer, le monde syndical investit le terrain. Il lance à Gand, en 1900, le tout premier fonds de chômage, soutenu par de l’argent communal. Il en existe 31 juste avant la guerre, à côté d’une autre création syndicale : 49 bourses du travail ouvertes pour informer les travailleurs sans emploi des offres d’embauche disponibles.

Les syndicats occupent un rôle-clé dans l’indemnisation du chômage. Ils forgent ainsi l’un des fondements de leur puissance actuelle.  » Très rapidement s’établit le lien, dans l’esprit des ouvriers, entre la nécessité d’être affilié à un syndicat, et la protection d’être assuré contre le chômage avec une garantie de complément de revenu par le biais de fonds publics « , explique Jean Faniel, du CRISP. En 1914, 250 000 Belges sont affiliés au syndicat socialiste ou chrétien (fondé en 1912). Ce n’est qu’un début.

Le système d’assurance-chômage : un particularisme en sursis ? par Jean Faniel, chronique internationale de l’IRES, 2007.

En 1912,  » le choc  » : l’Etat s’immisce dans la sphère familiale pour protéger l’enfance

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire