Pour le meilleur et sans le pire?

Steve Stevaert, ministre flamand de la Mobilité, ne connaît pas Marie Gilain. Le nom de Jan Hoet, le directeur du musée d’Art actuel de la ville de Gand, ne dit rien à Marie Arena, ministre wallonne de l’Emploi. Echange croisé sur des régions qui semblent s’ignorer

En Flandre, Steve Stevaert (SP.A) est l’homme politique le plus populaire, après le Premier ministre, Guy Verhofstadt. Vice-président du gouvernement flamand, en charge de la Mobilité, de l’Energie et des Travaux publics, il s’est fait connaître par des actions spectaculaires: bourgmestre d’Hasselt, il a doté sa ville de bus gratuits; ministre de l’Aménagement du territoire sous l’ancienne législature, il a fait procéder à la destruction de maisons construites sans permis de bâtir. Mais l’opinion publique ne lui en a pas tenu rigueur. Peut-être parce que cet ancien patron de café, diplômé de l’école hôtelière, a un parcours atypique dans l’arène politique. Celui de Marie Arena (PS), ministre de l’Emploi et de la Formation à la Région wallonne, l’est tout autant. Soucieux de rajeunir et de féminiser son parti, le président du PS, Elio Di Rupo, a propulsé cette licenciée en sciences économiques dans le gouvernement de Jean-Claude Van Cauwenberghe (PS), voici deux ans, alors que sa candidature aux élections communales avait été rejetée par le PS montois. Quel regard les deux socialistes au profil de « jeunes loups » (respectivement 48 et 36 ans) portent-ils sur leur communauté et sur celle d’en face?

Le Vif/L’Express: Dans quelle mesure, vous sentez-vous appartenir à votre région?

Marie Arena: Je suis d’origine immigrée. Je me sens avant tout européenne. Je crois beaucoup à l’Europe des régions. Puis je me sens francophone. La langue de l’enfance est celle qui vous construit. Même si ma mère m’a élevée en sicilien, mon père considérait que le français était le meilleur facteur d’intégration. Enfin, je me sens proche de ma région, celle du Centre, où l’identité wallonne n’est pas très forte, parce que les gens ont, physiquement, tous un peu le même type que moi. En revanche, la multiculturalité y est très présente.

Steve Stevaert: Moi, c’est juste l’inverse. Je me sens, d’abord, d’Hasselt, du Limbourg; ensuite, flamand; enfin, autant européen que belge. Cela dit, dans le sud du Limbourg, on était autrefois très proche de la Wallonie. Il n’y avait pas vraiment de frontière. Toute ma famille a travaillé à Liège: les femmes comme domestiques chez les riches; mon grand-père dans la mine; mes oncles à la FN (Fabrique nationale)… Sauf le plus jeune qui a été employé à l’usine Ford à Genk, ce qui est révélateur du redressement économique du Limbourg dans les années 1960. ( Moqueur.) Enfant, je me souviens qu’on allait voir saint Nicolas, au Grand Bazar, place Saint-Lambert. Si j’ai des mauvaises manières, c’est à Liège que je les ai apprises!

Qui représente aujourd’hui le mieux la Flandre?

Steve Stevaert: Kim Clijsters, parce que cette femme, une Limbourgeoise, réalise une performance mondiale, tout en restant modeste. Elle incarne bien les « Flandriens » et leur tempérament de battant.

… et la Wallonie?

Marie Arena: ( Après hésitation.) Aujourd’hui, il y a des gens qui construisent la Wallonie, comme Jean-Claude Van Cauwenberghe, qui croit profondément en sa région. En termes d’image, un chanteur comme Jean-Louis Daulne est aussi porteur de la francophonie qu’Arno peut l’être de la Flandre. Je pense aussi à Jean-Michel Folon.

Vous-mêmes, vous sentez-vous représentatifs de votre région?

Marie-Arena: Mon père et mon grand-père ont travaillé dans la mine, le verre et la sidérurgie. En trois générations, ma famille raconte l’histoire de la Wallonie, mais aussi celle de l’immigration qui a apporté une richesse incroyable, pas seulement économique, à la région. Le phénomène d’intégration a particulièrement bien réussi dans mon cas.

Steve Stevaert: J’ai aussi beaucoup de sympathie pour cette Wallonie-là. Mon grand-père disait: « Dans la mine, tout le monde est noir ». Malgré des conditions difficiles, la vieille industrie a été un ferment d’intégration, de solidarité, d’hospitalité… Mais elle constitue aussi l’un des problèmes actuels de la Wallonie, dans la mesure où elle n’est pas un modèle économique d’avenir.

Mais vous-même, incarnez-vous les Flamands?

Steve Stevaert: ( Rires.) Je suis limbourgeois, mais j’ai été adopté par toute la Flandre. J’ai bien appris le néerlandais.

Vous êtes un socialiste libre-penseur: c’est un peu atypique en Flandre…

Surtout au Limbourg, une province très catholique. Mais je trouve ça bien que les gens aillent à la messe. Toute ma famille y va. Les croyants sont des personnes tolérantes. J’ai toujours été en bons termes avec l’évêque, qui a été bien ennuyé quand j’ai remporté la majorité absolue ( rires): à Hasselt, il est de tradition que les soeurs prient pour le bourgmestre…

Etes-vous fiers de votre région?

Marie Arena: On doit nos acquis sociaux au combat de la classe ouvrière du début du siècle. On a tendance à oublier cette opposition très dure entre le patronat et les syndicats, parce que cela ne correspond plus au modèle économique actuel, davantage basé sur le partenariat. Pourtant, si on n’y prend garde, les acquis sociaux se détricotent très vite. On le voit aujourd’hui avec le dossier des soins de santé et la menace de privatisation. Par ailleurs, je suis aussi fière des espaces verts de la Wallonie: à l’avenir, les paysages intacts seront une denrée rare. Or, dans la botte du Hainaut, par exemple, entre les barrages de l’Eau-d’heure et l’étang de Virelles, subsiste une nature préservée.

Steve Stevaert: Je suis fier qu’une région jadis opprimée comme la Flandre ait pu atteindre, en si peu de temps, un tel bien-être économique. Je suis un régionaliste convaincu. Je crois donc qu’on peut collaborer avec la Wallonie. Mais si elle a un grand passé, il faut veiller à ce qu’il n’étouffe pas l’avenir. Les acquis sociaux, le retour du coeur, d’accord, mais pas à la manière d’autrefois. Ne regardons pas en arrière. Il faut développer de nouveaux instruments pour réduire les différences entre les régions.

Qu’est-ce qui vous attriste le plus dans votre région?

Marie Arena: Je regrette que notre économie repose encore tellement sur une industrie du passé, polluante, souvent synonyme de friches, de licenciements, même si elle offre encore des emplois.

Steve Stevaert: En Flandre, le PNB, le produit national brut, continue à progresser, mais pas le BNB, le bonheur national brut. Selon certaines études, un Flamand sur dix ne parle presque jamais à personne, un sur quatre a des contacts uniquement avec sa famille. Il faut lutter contre cet isolement et investir dans des instruments immatériels. On doit porter davantage d’attention à la culture, à la convivialité, d’où ce gigantesque pique-nique à travers la Flandre organisé le 11 juillet prochain, pour le 700e anniversaire de la bataille des Eperons d’or. Par ailleurs, la Flandre doit aussi veiller à ce que sa « nouvelle économie » ne vieillisse pas. Les produits de demain seront à haute valeur ajoutée, comme le multimédia, qui demandent toujours de la transpiration, comme n’importe quel travail, mais aussi de l’imagination. Or les nouvelles idées viennent en se cultivant, en se divertissant, à table…

Dans la population, le cliché du Flamand travailleur, opposé à celui du Wallon paresseux, semble subsister…

Marie Arena: Ces clichés sont utilisés partout entre gens du Nord et du Sud. Quand on ne connaît pas l’autre, on adhère aux clichés. Mes parents étaient tout sauf des paresseux. Mon grand-père a quitté la Sicile avec ses quatre enfants parce qu’il crevait de faim et n’avait pas de boulot. J’ai toujours vu mon père travailler. Il a commencé dès 14 ans pour terminer à 60 ans. Il se levait à 4 heures du matin, faisait les pauses… Quand j’étais enfant, j’étais très choquée par les chansons sur les Italiens, du type  » A la mutuelle, que la vie est belle… » Je ne comprenais pas.

Steve Stevaert: Pour les Flamands, c’était comme pour les Italiens, il n’y avait pas de travail chez eux. Aujourd’hui, si le climat d’entreprise diffère d’une région à l’autre, on ne peut pas le reprocher aux travailleurs. Cela relève de la responsabilité politique que d’amorcer des réformes structurelles. En Flandre, la langue a joué un rôle moteur. Il y a eu une solidarité entre les chefs d’entreprise et les ouvriers contre l’oppression de la bourgeoisie francophone. Cela a conduit a un modèle économique qui fonctionne bien.

« Les Flamands ne connaissent pas la Wallonie, hormis celle des assistés économiques et de l’arrogance communautaire. » Choisi au hasard dans la presse flamande, ce jugement est-il révélateur? La Wallonie a-t-elle de plus en plus mauvaise presse en Flandre?

Steve Stevaert: Y a-t-il encore seulement une image de la Wallonie en Flandre? Mais l’inverse est aussi vrai. Quand j’arrive en Wallonie, on me parle tout de suite du Vlaams Blok. Cela nous fait de la peine. Les Flamands ne sont pas des gens intolérants. Même dans une ville comme Anvers, il y a encore deux tiers des gens qui ne votent pas pour l’extrême droite.

Marie Arena: Les préjugés sont véhiculés par des personnes qui y ont intérêt. Il faut lutter contre les raccourcis simplistes. Il est faux de dire, comme le fait Johan Sauwens ( NDLR: bourgmestre de Bilzen dans le Limbourg, ancien ministre du gouvernement flamand, ex-VU, aujourd’hui CD&V), que les Wallons sont plus laxistes en matière de chômage ou qu’ils refusent d’aller travailler dans les entreprises flamandes. Ces places vacantes requièrent souvent de hautes qualifications, pour lesquelles les entreprises wallonnes recherchent aussi du personnel. Cela dit, je reconnais qu’on doit encore faire des efforts, notamment en matière de compétences linguistiques.

Steve Stevaert: Sauwens est partisan du séparatisme. Le fait que le chômage soit si élevé en Wallonie apporte de l’eau à son moulin. Maintenant, si le nombre de demandeurs d’emploi diminue en Wallonie, il perd un argument. Cela dit, en tant que régionaliste, je crois que c’est un droit des Flamands de demander le plus d’autonomie possible, d’avoir des paquets de compétences homogènes. Je sais que le thème est sensible en Wallonie, mais, pour moi, une politique fédérale de l’emploi, cela ne va pas. La solidarité doit subsister au niveau du financement, mais les instruments pour activer l’emploi doivent être régionaux.

Marie Arena: Il est primordial que le fédéral reste le garant de la solidarité financière, via les allocations de chômage. De même au niveau des négociations collectives, je ne trouverais pas logique que la protection sociale du travailleur soit différente d’une région à l’autre.

Suivez-vous régulièrement l’actualité de l’autre communauté au travers de ses médias?

Marie Arena: Je n’ai pas le temps de regarder la télévision et je ne maîtrise pas suffisamment le néerlandais pour pouvoir lire les journaux flamands en diagonale.

Steve Stevaert: C’est la même chose pour moi.

Steve Stevaert, connaissez-vous Toine Culot, le héros d’Arthur Masson? Jean-Luc Fonk de Sttellla? Benoît Mariage? Maurane? Marie Gilain?

Steve Stevaert: ( Silence embarrassé.)

Benoît Poelvoorde, peut-être?

Steve Stevaert: Ah oui, c’est un metteur en scène, je crois. Vous avez de bons films!

Marie Arena, connaissez-vous Patrice Toye, Jan Hoet, Michel Vandenbosch ( NDLR: respectivement réalisatrice du film Rosie, directeur du musée d’Art actuel de Gand et président de la société protectrice des animaux, Gaïa)?

Marie Arena: ( Silence.) Non, mais je connais Hoover Phonic et dEUS que je trouve très représentatifs de la Flandre d’aujourd’hui, à la sensibilité plus anglo-saxonne que la nôtre.

Entretien mené par Dorothée Klein et Shaheda Ishaque

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