Jacques Attali, Ecrivain, auteur de nombreux romans et essais, président de la fondation Positive Planet.

Pour éviter une troisième tentative de suicide

Au moment où se termine la commémoration de la première tentative de suicide de l’Europe contemporaine (il y en eut d’autres auparavant, de la guerre de Cent Ans aux guerres napoléoniennes, en passant par la guerre de Trente Ans), il est temps de rappeler que la Première Guerre mondiale aurait pu, aurait dû, être évitée ; qu’elle a été gérée d’une façon folle et stupide par des dirigeants militaires et politiques imbus de leur pouvoir et insensibles aux malheurs de leurs peuples. Qu’elle s’est réduite à une gigantesque tentative de suicide de la civilisation européenne, dans laquelle ont été engloutis des millions d’hommes, de femmes, d’enfants, de talents, de génies, de villages, de villes, d’oeuvres d’art. Et que, si l’Europe a survécu à cette folie, ce ne fut que pour préparer, dans la plus grande bêtise, les conditions d’une deuxième tentative de suicide, plus épouvantable encore, en nombre de victimes comme en dégâts moraux.

Nous, Européens, nous avons intérêt à être altruistes.

Comment, alors, peut-on célébrer des chefs qui furent si mauvais dans leur gestion de l’avant-guerre, de la guerre et de l’après-guerre ? Cette commémoration aurait dû être au contraire l’occasion d’une vaste introspection sur la nature humaine, sa capacité d’autodestruction, en particulier celle de l’homme européen.

En 1910, ce dernier avait tout pour que le xxe siècle soit le plus heureux, le plus pacifique, le plus puissant, le plus créatif de tous les siècles. Il l’a gâché, en s’abandonnant à l’engrenage mortel des protectionnismes, des nationalismes, des populismes, des militarismes, des impérialismes.

Ne retenant rien de la leçon de cette première tentative mortifère, dont il est sorti exsangue, l’homme européen a recommencé vingt ans plus tard, entraînant une nouvelle fois ses colonies, et le reste du monde, dans l’enfer. Et c’est le reste du monde qui l’a, une nouvelle fois, sauvé : sans la force de ses alliés, l’Europe occidentale serait peut-être encore sous le joug de régimes totalitaires.

Et aujourd’hui ? Ne voit-on pas que tout se prépare à recommencer ? Que nous sommes, à l’échelle du monde, dans la même folie ?

Bien sûr, nous, Européens, nous croyons être à l’abri. Nous ne semblons plus prêts à nous entre-tuer. Nos généraux ne sont plus en situation d’envoyer sans sourciller 6 000 hommes mourir tous les jours sur un front immobile. Nos politiques ne sont plus animés par des pulsions guerrières.

Pourtant, à voir le peu de leçons que nous semblons avoir retenues de ce siècle barbare, à voir notre indifférence devant le milliard de gens qui souffrent et meurent de faim, devant ceux qui tentent de quitter leurs enfers, à voir notre croyance naïve en notre capacité de nous isoler du reste du monde, à voir notre égoïsme, et la façon dont nous, Européens, recommençons à nous diviser, à nous replier sur nous-mêmes, nous ne réussirons qu’à devenir la proie de toutes les convoitises de ceux à qui nous n’aurons pas tendu la main. De ceux à qui nous n’aurons pas su démontrer que nous avons compris que, nous, Européens, plus que tous encore, nous avons intérêt à être altruistes.

Nous n’y échapperons que si nous avons, chacun de nous, et d’abord ceux qui nous dirigent, une vision éthique du monde. C’est-à-dire, si nous sommes capables de replacer sans cesse nos actes et leurs conséquences dans le cadre d’une morale, d’un sens du bien et du mal, qui mette au premier rang la dignité humaine, de chaque homme, chaque femme, chaque enfant. C’est-à-dire dans le cadre des principes pour lesquels tant de millions de gens sont venus mourir en Europe, depuis un siècle.

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