© PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

Pour en finir avec le joggeur casqué

David Abiker

C’était samedi dernier, dans le bois où je promenais mon chiot. J’étais sur le sentier qui longe l’étang quand un premier joggeur est passé, me donnant un coup de coude. Je l’ai regardé s’éloigner de dos, emportant avec lui les excuses qu’il ne m’avait pas faites. L’homme portait un casque et un boîtier bizarre à la taille. Evidemment, il était accoutré de ces vêtements collants ridicules que revêt désormais un coureur sur deux, histoire de fendre l’air en se prenant pour un drone. Et avait une trace de transpiration atroce entre les fesses. Le dégoût me montait à la gorge, quand un cri horrible traversa le bois :

–  » Kaï, kaï, kaï !  »

J’eus à peine le temps de constater que le pied d’une joggeuse en débardeur rose, équipée d’un casque et d’un smartphone fixé sur son bras, venait de s’écraser sur la patte de mon clebs. Même si l’animal a tendance à exagérer parfois ses souffrances, j’ai interpellé la jeune femme pour obtenir des excuses.

–  » Pourriez faire attention « , ai-je chouiné. Peine perdue. La demoiselle n’entendait rien avec ses écouteurs. J’ai alors réalisé que je n’avais jamais couru. Comment, alors, comprendre ces sportifs suréquipés, ignorant l’humanité qui les entoure et portant lunettes profilées, un compteur de foulées accroché à la taille afin d’archiver les précieuses données de leur exploit dominical ?

Mon cabot faisait mine de traîner la patte quand j’ai compris que j’étais un sous-homme, avec un sous-chien méprisé par des légions de transpirateurs connectés habillés en patineurs finlandais. Que se passe-t-il dans ces têtes coupées du monde, tout occupées à entretenir leur machinerie personnelle ? Qui sont réellement ces individus incapables de considérer un pauvre clébard et son vieux maître ?

J’ai imaginé que mes agresseurs travaillaient beaucoup, qu’ils évacuaient la pression professionnelle à chaque foulée et qu’il n’entrait pas dans leur programmation mentale de nous éviter. Nos connexions sont différentes. Un cordon les relie à leur téléphone, tandis qu’une laisse m’unit à mon chien. Alors que ledit chiot en tirait l’extrémité dans un sens, c’est cette même laisse que je décidai de tendre, voyant fondre sur nous un troisième joggeur. Lui aussi entièrement recouvert d’une combinaison mettant en valeur ses testicules gonflés par le désir de battre des records de tours de l’étang. Ces gens ne réalisent pas combien est laid leur accoutrement biotech.

Il me sembla en cet instant que c’était lui ou nous, et qu’il ne s’arrêterait pas, puisqu’il évoluait dans la Matrice, cet espace-temps où les calories décomptées sur un écran sont plus réelles qu’un homme et son chien sur un chemin aux senteurs de noisette.

Le cyborg en baskets arrivait donc à tout berzingue, me laissant à peine le temps de m’écarter et de tirer encore sur la laisse avec la complicité du chien qui redoublait d’effort en sens inverse (l’épagneul nain est fourbe). Le Terminator se prit les pieds dedans, tenta d’esquiver, mais perdit aussitôt l’équilibre pour partir en vrille sur les gravillons. Ceux-ci ne laissèrent aucune chance à sa combi mouleburnes, pas plus qu’à son smartphone, qui vola en éclats.

Lorsque l’homme augmenté se redressa, genoux en sang, pour nous insulter, mon chien et moi étions déjà loin. Vengés, et heureux d’être deux pour affronter ces lugubres ambassadeurs de la modernité.

Chroniqueur pour 01net Le newsmagazine du numérique

David Abiker

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