Gregory Porter, un surdoué des vocalises jazz-soul. © Piet Goethals/reporters

Porter d’espoir

Gregory Porter reprend les chansons de Nat King Cole dans un album qui flirte ouvertement avec le plaisir rétro, y trouvant indirectement des échos sociaux contemporains.

Gregory Porter est grand, large et porte une cagoule de skieur surmontée d’une casquette qui enferme une partie de son visage. On raconte qu’une opération délicate y aurait laissé des séquelles… On lui serre la main (épaisse) alors que son concert londonien pour la promo intime de son nouvel album Nat King Cole & Me vient de se terminer dans cette église anglicane de la fin du xviiie siècle – transformée pour l’occasion en lounge avec bougies et bar fourni, pour une centaine de happy few.

L’équation n’échappe pas complètement au bizarre : voilà un surdoué, né en Californie en 1971, qui a dû attendre d’avoir pratiquement 40 ans pour faire enfin remarquer la qualité de ses mirifiques vocalises jazz-soul. A l’automne 2013, Porter gagne le marché international avec Liquid Spirit et, trois ans plus tard, il rempile avec l’album Take Me to the Alley grâce à un style qui rappelle immanquablement la quintessence américaine : une sorte de Marvin Gaye contemporain au meilleur de ses capacités rhythm’n’blues. En ce beau soir d’été à Islington, Porter semble survoler le large orchestre qui l’épaule dans ses reprises de morceaux de Nat King Cole, chanteur et pianiste mort en 1965, juste avant ses 46 ans. Difficile de dissocier la qualité vocale de l’enveloppe orchestrale aux promesses de réconciliation : c’est la vertu majeure d’une musique qui semble faite pour séduire et rassembler, charmer et adoucir. Et gommer les aspérités de l’époque vécue, celle des années 1960 comme de l’actuelle, aux évidents troubles similaires : autrefois la guerre du Vietnam et les désastres de la ségrégation raciale, aujourd’hui, le panel de dysfonctionnements liés au terrorisme international et aux inégalités de peau qui continuent à noyauter la société américaine.

Bénissons Jésus

Le lendemain, Gregory Porter occupe une suite de l’hôtel Langham, face à la BBC, résidence des stars, de la jet set et des Arabes millionnaires. Il a calé sa silhouette dans un fauteuil pareillement large, face à un plateau de thé, impeccable dans un tweed de belle facture. La cagoule- casquette enrobant toujours un visage de nounours XXL. D’ailleurs, il est passé par l’aventure du football – pas le soccer, mais l’américain, aux gabarits développés. Cela aurait dû être sa première véritable vie professionnelle, finalement spoliée par une blessure prématurée à l’épaule. Mais entre les sensations du brutal foot américain et celles de chanter devant une quarantaine d’instrumentistes, comme la veille, quel peut bien être le point commun ?  » A la fin du morceau Mona Lisa et au début de Miss Otis Regrets, j’ai vraiment eu la sensation que l’orchestre déplaçait comme une sorte de vent, au sens physique, d’une puissance qui encourage à se mettre en position vocale maximale. Quelque chose qui, indéniablement, vous pousse. Assez curieusement, plus il y a d’instrumentistes jouant ensemble une chanson, plus ils poussent la voix vers l’avant : on a l’impression qu’on peut s’y perdre, mais en fait, c’est le contraire qui se produit.  » Pas un hasard si l’Américain a choisi de présenter son album dans le cadre d’une église :  » Dans celles que je fréquentais à Bakersfield, Californie, ou Los Angeles, le plafond n’était jamais aussi haut (sourire), mais j’y chantais surtout ce bon vieux gospel-country-blues du Sud (il se met à fredonner Bless That Wonderful Name of Jesus). Cette expérience dans les lieux religieux ne fait que ramener le message à l’avant-plan, à ce qui a façonné ma voix, et cet esprit que vous ne pouvez qu’y ressentir, même si vous ne croyez pas en Dieu.  »

Emotions blessées

Nat King Cole (1919 – 1965) fut l’incarnation même du crooning suprême de l’après-guerre façonnée par le rêve américain : dès 1943, il place des chansons dans les charts, surtout des ballades jazz cool, et en 1956, il décroche sur NBC l’un des tout premiers shows confiés à un Afro-Américain. Mais les chromos d’une réussite majeure n’excluent pas une réalité plus glauque.  » A la fin des années 1940, explique Porter, Nat a déménagé en famille à Hancock Park, un quartier blanc et résidentiel de Los Angeles. Et il s’est retrouvé avec une croix en feu sur sa pelouse, placée par le Ku Klux Klan. Ce qui est assez fou, c’est que j’ai vécu la même d’expérience que lui quand j’ai emménagé en famille à Bakersfield, une ville (NDLR :entre Las Vegas et Los Angeles) où la petite communauté noire est reléguée de l’autre côté de la voie de chemin de fer. On était dans les années 1980, mais cela n’a pas empêché le Klan ou leurs sympathisants de planter une croix en feu devant notre maison !  »

En 2017, la rencontre avec un Gregory Porter natkingcolisé n’échappe logiquement pas aux commentaires sur les Etats-Unis, pays fragilisé voire fissuré par le trumpisme.  » Si on creuse un peu le sujet des chansons de Cole, elles parlaient beaucoup d’amour mais, d’une certaine façon, elles mettaient aussi en lumière la menace qui planait sur une partie des Américains : les Noirs. Aujourd’hui, le message de ces morceaux n’échappe pas à l’amour donné et l’amour reçu, et à l’idée, indispensable, de sortir du choc que je ressens, pas seulement par rapport à l’attitude du président Trump mais aussi à la haine banalisée de ses supporters, du racisme ambiant. Même si ce n’est qu’une minorité, elle se fait criante.  »

La voix de Nat King Cole est, pour le Californien, une madeleine capable de remonter le temps. Capable, aussi, de convoyer les émotions blessées.  » Sa musique était partout chez ma mère (NDLR :morte d’un cancer lorsqu’il a 21 ans) et mes grands-parents. Avant cet album, j’avais également écrit un musical sur lui pour exprimer ce que je ressentais par rapport à mon père qui avait – littéralement- déserté notre vie. Le second acte de cette pièce musicale inspirée de Nat était un rêve où je devenais un chanteur connu interprétant ses morceaux avec un orchestre. C’était en 2004 à Denver, dans le Colorado, quelques années avant la parution de mon premier album : mon intention était aussi de lui rendre hommage, de reconnaître et documenter la qualité de ses chansons. Mais près de cinquante ans après l’assassinat de Martin Luther King, il reste visiblement du travail à accomplir.  » Des décalages, des cruautés, Gregory Porter en vit d’autres encore au quotidien, lorsque dans la rue ou dans un restaurant, il croise le regard de ces gens interloqués par sa curieuse cagoule.  » Reste alors la confiance en moi-même que ma mère m’a instillée.  » Et la grâce naturelle d’une musique qui ne saurait vieillir.

CD Nat King Cole & Me chez Universal.

Par Philippe Cornet, à Londres

Une sorte de Marvin Gaye contemporain, au meilleur de ses capacités rhythm’n’blues

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