POLITIQUE CULTURELLE

Suite à l' »affaire » du National et aux assises du théâtre convoquées par le ministre Richard Miller, les artistes clament haut et fort que la culture est exsangue

Quelle est la profession « magique » par excellence, en tête du hit-parade des métiers les plus attirants? « Comédien », parole de sondage. Quelle est la profession qui a quasiment disparu du paysage belge francophone en quelques années? « Comédien », parole de René Hainaux, doyen du métier, qui précise: « Plus personne, sauf rarissimes exceptions, ne vit de son art dans ce pays. » Il en va de même pour tous les métiers de la scène, de l’éclairagiste au scénographe, du metteur en scène au danseur, du chorégraphe au musicien… La création théâtrale en Communauté française est cependant aussi riche que diversifiée, et sa qualité soutient aisément la comparaison internationale. Ce qui, en revanche, est loin d’être le cas pour ses moyens, ses conditions légales, sa gestion et, tout simplement, le respect auquel elle a droit.

La situation n’est pas neuve, certes. Mais, pour la première fois, la profession dans son ensemble est en ébullition et clame son ras-le-bol. Le détonateur: l' »affaire » du National. Rappel: le premier théâtre de la Communauté française, institution de référence et premier pourvoyeur d’emplois artistiques, devait déménager de la tour Rogier, son siège à Bruxelles, pour mai 2001. Un fait connu de longue date des pouvoirs publics qui, malgré les nombreuses propositions de lieux alternatifs par la direction du théâtre, ont laissé le dossier en souffrance, avant d’agir dans la précipitation. « La plupart des décisions ont été des décisions rapides, des décisions-sanctions, prises sans concertation avec les institutions qu’elles concernaient », résume Philippe Van Kessel, directeur du National. Et d’évoquer la suppression de la subvention octroyée par la Loterie nationale – de l’année 2000! – et sa conséquence, un déficit de 20 millions de francs; l’hypothèse, envisagée en décembre dernier, de la suppression pure et simple du National; la saga du Pathé-Palace (ex-Kladaradatsch, cinéma du centre-ville, que se sont disputé les Communautés française et flamande); les annonces, par le ministre des Arts et des Lettres, Richard Miller (PRL), d’un partenariat imposé avec le Centre dramatique hainuyer de Mons (avec lequel le National travaillait d’ailleurs déjà), d’un audit et de la désignation d’un comité d’experts, chargé d’investiguer passé et futur du National; l’incertitude sur le site définitif du théâtre, alors qu’il existe un projet architectural idéal pour un véritable outil théâtral performant, boulevard Jacqmain. « Après trente ans de carrière professionnelle, lance Van Kessel, c’est la première fois de ma vie que je suis confronté à un pouvoir politique qui se manifeste par rapport à la culture avec un tel arbitraire, une telle agressivité, un tel totalitarisme et une telle méconnaissance des dossiers. »

Entre-temps, le ministre Miller a, certes, reconnu avoir été « maladroit », a calmé le jeu et a convié la profession à des assises du théâtre, samedi dernier, à Liège. Mais, même pour les artistes critiques vis-à-vis du National, la désinvolture et l’irrespect témoignés à cette institution-symbole ont fait l’effet d’un électrochoc. Comme, de plus, le programme de la journée prévoyait 7 thèmes fondamentaux pour la profession avec… vingt-cinq minutes de débat chacun, la plupart des gens de théâtre ont préféré manifester à Bruxelles, à l’appel de la CGSP. A Liège, où s’étaient rassemblés une centaine de professionnels, Richard Miller a affirmé sa volonté d’ouverture et d’écoute, rappelant qu’il nourrissait de grandes ambitions pour la culture et reconnaissant qu’il n’avait pas mesuré l’étendue du malaise dans le secteur.

Il y a, certes, du pain sur la planche. Tant à Liège qu’à Bruxelles, tant dans le fourmillement des forums sur le Net que dans des lettres ouvertes au ministre, les professionnels s’expriment et exigent que l’on s’attaque, enfin, aux problèmes du secteur culturel, tombé en déshérence depuis des années: le non-suivi des dossiers, le non-respect des engagements pris par les ministres précédents, la non-application du décret des arts de la scène, le fonctionnement plus que boiteux des commissions d’avis, l’absence de transparence, de critères clairs, de concertation dans les prises de décision, le retard important dans le paiement des subsides (obligeant les compagnies à emprunter aux banques pour monter leurs spectacles), le brouillard complet sur les montants octroyés par la Loterie nationale, la précarité et l’instabilité permanente des créateurs (nombre d’entre eux, qui ont fait leurs preuves, en sont, à 40 ans passés, à leur dixième dossier d' »aide aux projets »), etc. Quant à l’exigence la plus importante, elle est clamée par tous avec la même détermination: le refinancement massif de la culture, sous-dotée dans notre pays.

Las de la misère, des circuits administratifs kafkaïens et du mépris pour la culture, il semble que les artistes commencent à découvrir un mot qui, jusqu’ici, était peu de mise dans leur profession: la solidarité. Lundi dernier, quelques centaines de gens de théâtre s’étaient rassemblés dans la grande salle du National, conviés par la Chambre patronale des employeurs permanents des arts de la scène, qui regroupe les principaux directeurs de théâtre. Face à l’indignation et à la colère générale, Suzy Falk, grande dame de la scène, ne perdait pas son sens pratique: « Alors, qu’est-ce qu’on fait? » Et de décider de se rendre en cortège, ce jeudi 31 mai, au ministère. Pour la première fois, on entendit: « Debout, le métier! »

On est loin, soudain, des pratiques clientélistes de certains, qui, depuis bien longtemps, gangrènent la culture. Ce domaine, squatté par nombre de « créatures politiques » (dont certaines ont pris la parole à Liège), engendre forcément des rapports courtisans. Ce que disait magnifiquement au ministre Miller le metteur en scène Michaël Delaunoy: « Notre profession risque à tout moment de sombrer dans une « guerre des pauvres ». Le théâtre manque cruellement de moyens. Que se passe-t-il dès lors qu’un os tombe au milieu d’une meute de chiens affamés? J’appelle à une rénovation profonde. Et cela nécessite des moyens. Elle ne pourra donc se faire en l’absence d’une réelle volonté politique. Et je refuserai, pour ma part, qu’elle se fasse sur les cendres du Théâtre national. J’appelle la profession et le monde politique à un vrai débat. J’invite chacun à prendre la parole, même si, dans la situation de misère où nous vivons, prendre la parole fait peur, car chacun craint de voir s’échapper son petit morceau de gâteau. Monsieur le Ministre, ne laissez pas la guerre des pauvres ravager les artistes de cette communauté. Car une communauté sans art est une communauté sans âme. »

Elisabeth Mertens

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