Polar au pôle Nord

Un meurtre déguisé en suicide, au fin fond d’une île scandinave : Tristesses, la nouvelle création d’Anne-Cécile Vandalem, se veut une  » comédie politique « . Drôle certes, mais horrifique avant tout !

 » Encore une fois, mon canard, comment s’appelle le restaurant de Bob l’éponge ?  » Sous les yeux terrifiés de ses deux gamines, Soren Petersen, maire du village de Tristesses, bouscule son épouse en larmes. S’ennuient-ils tous au point qu’une partie de Trivial Pursuit, qui vire au pugilat familial, leur semble une veillée supportable ? S’ils s’obstinent à jouer, le soir, frissonnants dans leur cabane en bois, ce n’est pas tant qu’ils ont froid. Que cette île soit le Groenland, où les boussoles s’affolent et se figent, ou un tout petit bout de terre lavée par les vents, c’est le coeur qui gèle, ici. Et il y a de quoi : il ne reste plus que huit habitants sur cette surface aride qui les isole du monde, depuis que les autres citoyens l’ont désertée, faute d’avenir. Huit, et bientôt sept… Car à l’aube, Ida Heiger, la doyenne, est retrouvée pendue à un mât, entortillée dans le drapeau du Danemark. La suite de l’histoire tourne autant autour du sort que Martha, future Première ministre conservatrice, entend réserver au corps encombrant de sa mère, qu’aux projets politico-économiques qu’elle nourrit pour l’île : transformer d’anciens abattoirs en studio de cinéma de propagande. Les deux adolescentes tenteront de faire capoter le projet, sans empêcher un massacre final, dont les images serviront de matière à un documentaire bidon. Tout n’est pas très clair ? Pas grave. Il suffit de se laisser porter par le glauque et l’absurde totalement géniaux de l’oeuvre, pour réaliser après coup (deux heures trente de spectacle) qu’Anne-Cécile Vandalem a beaucoup plus à montrer qu’un simple polar sur planches : sa réflexion personnelle sur nos hontes, nos culpabilités, nos frustrations, nos haines et nos désespérances ordinaires, qu’elle nomme joliment l' » attristement des peuples « , est une arme dont abusent constamment les tyrans.

Après ses tragédies domestiques (Self)service, Habit(u)ation et After the Walls (Utopia), la dramaturge belge signe encore l’écriture, la conception et la mise en scène de ce mélange absolument inclassable de théâtre musical et de film policier, où des acteurs prodigieux incarnent des personnages qui finissent par s’entretuer, sans que l’on sache exactement s’ils détiennent eux-mêmes, ou non, les clés de leurs actes. Père cruel de deux jeunes filles un peu cinglées (Epona et Séléné Guillaume, soeurs sur scène comme à la ville), Jean-Benoît Ugeux fascine en mari violent d’une femme dévastée par la solitude et l’angoisse (Anne-Pascale Clairembourg). Les autres survivants de l’île passent des lâchetés aux sanglots, des impostures aux complots mais, surtout, du plateau à… un écran géant, par la grâce de caméras mobiles qui les suivent constamment dans l’intimité des maisons, et transmettent ce qui s’y passe en gros plan. On notera que les comédiens chantent, aussi (l’hymne danois, des airs d’opéra, des cantiques protestants, du Sacha Distel ou du Taylor Swift), et drôlement bien. Et que deux musiciens (Vincent Cahay et Pierre Kissling) assurent en direct le décor sonore de la pièce, tout en y tenant le rôle de… fantômes.

Il n’échappera à personne que l’auteure, derrière l’humour et ses habiles superpositions de strates de fictions, nous prie de capter, au passage, des thèmes qui, entre attirance et répulsion, ne cessent de parler aux humains d’aujourd’hui : le voyeurisme, la dictature de l’image, l’humiliation, la peur. Dans le bleu glacial de ce territoire insulaire polaire, aux reflets rosés d’aurores boréales, une communauté court à sa perte. La nôtre ? On le sait, on le pressent, tout ça va très mal finir, malgré la force vive de l’adolescence, dont l’idéalisme se retrouve broyé, in fine, comme un vulgaire petit knäckebröd. Quel sens donner à toutes ces larmes, qui roulent sans cesse sur les joues des comédiens ? Et qu’évacuent-elles, dans leur infinie beauté, sinon notre actuelle et si détestable incapacité à lutter ?

Tristesses, d’Anne-Cécile Vandalem/Das Fräulein (Kompanie), jusqu’au 16 avril au théâtre de Liège, puis du 19 au 23 avril au Théâtre national à Bruxelles, les 2 et 3 juillet au Festival au carré (Le Manège/Mons) et du 8 au 14 juillet au Festival d’Avignon.

Valérie Colin

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire