Points d’exclamation et de suspension : cris et chuchotements

Si les signes avaient une nationalité, le point d’exclamation serait italien. Il apparaît six siècles après son faux jumeau, le point d’interrogation (qui pouvait aussi, jusqu’alors, marquer l’exclamation). Vers 1360, l’auteur d’un Ars punctuandi (Art de ponctuer), Iacopo Alpoleio da Urbisaglia, se réclame l’inventeur de ce punctus admirativus, barre penchée à droite, avec deux points alignés au-dessous. Hypothèse : ce symbole s’inspire-t-il de son sosie, le scandicus, notation musicale primitive (neume), marquant des notes ascendantes ? Cela expliquerait les deux points sous la barre : dans le neume, ils figurent deux sons suivis d’un son plus important (le trait).

La première application attestée du signe remonte à 1399, sous la plume de Coluccio Salutati, chancelier de Florence. Orateur, auteur, bibliophile, disciple de Pétrarque et redécouvreur des Lettres familières de Cicéron, cet humaniste incorpore la ponctuation dans sa réflexion linguistique et rhétorique. On lui doit à la fois le point d’exclamation et les premières parenthèses, ponctuations produisant l’illusion du discours direct, à une époque où on lit désormais pour soi, en silence.

Ce signe restera rare à ses débuts. En 1540, Etienne Dolet le définit ainsi :  » L’admiratif [à] eschet en admiration procedante de ioye ou de detestation de vice et meschanceté faicte. Il conuient aussi en expression de soubhait et desir. Brief : il peult estre partout où il y a interiection.  » Ronsard en use abondamment (87 fois dans La Franciade).

Signe d’avant-garde donc, devenu aujourd’hui le symbole des abus de la ponctuation expressive. Il fourmille dans les écrits intimes et les genres dits mineurs. Il hurle sous forme de massue dans la bande dessinée, hèle dans les affiches, s’indigne sur les banderoles des manifestants, insiste en bataillons serrés dans le courrier électronique. Autoritaire, il alarme dans la signalétique, avertit sur l’écran d’un ordinateur, ironise en marge d’une copie.

Rare dans les publications savantes. Inquiétant dans l’incipit du Horla, de Maupassant :  » Quelle journée admirable ! « 

Jacques Drillon rappelle, dans son étude sur la ponctuation, qu’il fallait être un Céline pour faire de la profusion des signes expressifs d’exclamation et de suspension un véritable système stylistique, haletant et ricaneur :  » Mes trois points, explique Céline, sont indispensables à mon métro ! […] Pour poser mes rails émotifs !… […] Ils tiennent pas tout seuls mes rails !… Il me faut des traverses ! « 

Les points de suspension ont eux été popularisés au début du xviie siècle par le théâtre imprimé. D’après le chercheur Alain Riffaud, une suite de points est apparue aux éditeurs comme une solution typographique pour représenter l’interruption dans un dialogue : véritable didascalie graphique, ou indication scénique. Au xviiie siècle, ce  » point d’omission  » ou  » point interrompu  » peut encore compter plus de trois points. L’anglais trouve à ce signe un petit air étranger, puisque l’un de ses noms est French dots ; il lui préfère le tiret.

Il y eut des systèmes de signes médiévaux destinés à faciliter la déclamation, notamment dans la liturgie. L’exclamation et la suspension créent au contraire une représentation purement visuelle et écrite, pour un £il habitué à la lecture silencieuse, d’une parole fictive, voix intérieure ou discours direct.

La semaine prochaine, le deux-points et les guillemets.

Pedro Uribe Echeverria

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire