Edouard Louis, Petit Prince de la littérature française. © MICHIEL DEVIJVER

Point de fuite

Evénement phare du Kunstenfestivaldesarts, The Interrogation réunit Edouard Louis et Milo Rau, le second dirigeant seul en scène le premier pour porter un texte inédit, écrit ensemble. Où il est question de la capacité de l’art à nous libérer, ou pas.

Quand le programme de l’édition 2021 a été dévoilé, la nouvelle a éclaté comme une petite bombe: avec The Interrogation, le Kunstenfestivaldesarts scellait la première collaboration entre le Petit Prince de la littérature française Edouard Louis et le trublion suisse des arts de la scène Milo Rau. L’idée de réunir ces deux-là, émanant du codirecteur du festival Daniel Blanga-Gubbay, est un coup de génie. Car leurs trajectoires présentent tellement de points de convergence que les rassembler relevait de l’évidence. « Je connaissais déjà Edouard de différents contextes, on avait des amis et des combats en commun, donc travailler ensemble était assez logique et on a tout de suite accepté », confirme Milo Rau.

A travers un cas précis, nous essayons de comprendre plus universellement la société, les émotions, la violence, notre temps.

Un premier point commun évident se noue autour du sociologue français Pierre Bourdieu. Milo Rau a suivi ses cours lorsqu’il était étudiant à Paris et Edouard Louis, formé en sciences sociales par un ami de Bourdieu, Didier Eribon, a dirigé l’ouvrage collectif Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage (PUF, 2013). Mieux encore, Rau et Louis appliquent dans leurs créations les théories bourdieusiennes qui ont mis au jour les mécanismes (écrasants) de la reproduction de la hiérarchie sociale. C’est un leitmotiv dans les quatre romans d’Edouard Louis publiés pour l’heure, formulé par exemple de cette façon dans le premier, le goncourisé En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014), à propos de sa mère: « Elle ne comprenait pas que sa trajectoire, ce qu’elle appelait ses erreurs, entrait au contraire dans un ensemble de mécanismes parfaitement logiques, presque réglés d’avance, implacables. » Chez Rau, l’influence du maître se ressent dans la manière dont, quand il expose un cas violent, il va aussi en détailler le contexte social.

Cette similitude entre le jeune écrivain et l’homme de théâtre actuellement à la tête du NTGent est particulièrement perceptible quand on compare le roman Histoire de la violence (Seuil, 2016) et la pièce La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I) (similitude des titres, déjà), traitant tous deux d’une agression homophobe: chez Milo Rau, l’affaire Ihsane Jarfi, meurtre sordide survenu dans la région de Liège en 2012 ; chez Edouard Louis, la « tentative d’homicide » (formulation du paragraphe initial) dont il a lui-même été victime. « Ce qui est évidemment semblable, et très bourdieusien, c’est qu’à travers un cas précis, nous essayons de comprendre plus universellement la société, les émotions, la violence, notre temps, détaille Milo Rau. Avec cette différence que chez Edouard, ce cas précis, c’est toujours lui: il parle de lui-même, des relations qu’il a avec sa mère, avec son père… Tandis que chez moi, c’est à travers des biographies d’autres personnes. Mais dans les deux cas, affirmer que si on regarde une seule personne de façon suffisamment proche on va retrouver « tout le monde », que nous sommes tous un monde entier, c’est aussi là que peut naître une solidarité. »

Lutte et violence

La philosophe Chantal Jaquet explique que le transclasse (terme qu’elle préfère à « transfuge de classe » pour éviter le côté péjoratif de « passage à l’ennemi ») fait l’expérience de la lutte des classes en lui. Edouard Louis, né dans un milieu prolétaire picard régulièrement proche de la misère et devenu en quelques années un des jeunes intellectuels parisiens les plus en vue, est un transclasse, qui a en prime subi dès son enfance, à cause de son homosexualité, un rejet social et familial – « Pourquoi t’es comme ça? Pourquoi tu te comportes toujours comme une fille? Dans le village tout le monde dit que t’es pédé, nous on se tape la honte à cause de ça », dit la mère dans Qui a tué mon père (Seuil, 2018).

Milo Rau, trublion suisse des arts de la scène.
Milo Rau, trublion suisse des arts de la scène.© BEA BORGERS

Si les conditions de sa jeunesse sont tout à fait différentes, Milo Rau a lui aussi expérimenté une certaine violence dans ses rapports sociaux. « J’ai déménagé onze fois pendant mon enfance et mon adolescence. Or, dans la hiérarchie scolaire de province, de classe moyenne ou basse, le nouvel arrivé sera le paria. Alors on essaie d’échapper au fait d’être vu comme le seul qui n’a personne avec qui manger dans la cafétéria de l’école, en adoptant le rôle du guignol, ou en imitant les autres… Mais si vous vous retrouvez tous les six mois dans une nouvelle hiérarchie, à devoir recommencer en bas de l’échelle encore et encore, alors les relations humaines sont vécues comme très violentes. Comment est-ce qu’on échappe à ça? Edouard a souffert d’être « le pédé » d’un village où tout le monde se connaissait. Moi, j’ai toujours rêvé de vivre dans un village pareil, où je connaîtrais tout le monde et tout le monde me connaîtrait, mais pour lui c’était l’enfer. Nos expériences se reflètent, mais de manière opposée. »

Nos expériences se reflètent, mais de manière opposée.

La grâce

Autre point de convergence, qui se manifeste particulièrement à l’occasion de The Interrogation, c’est bien sûr le théâtre. Révélé au grand public belge avec Five Easy Pieces, abordant de façon secouante l’affaire Dutroux, Milo Rau a multiplié les spectacles coups de poing, qui l’ont propulsé parmi les plus grands metteurs en scène internationaux. Edouard Louis, lui, s’il est avant tout connu comme écrivain, doit au théâtre son ticket de transclasse, l’issue de secours qui lui a permis d' »en finir avec Eddy Bellegueule » en intégrant la filière d’art dramatique d’un lycée d’Amiens. Eddy Bellegueule est aussi devenu Edouard Louis en puisant son nouveau nom de famille dans une pièce de théâtre: Louis est le personnage principal de Juste la fin du monde (puis de sa réécriture, Le Pays lointain), où Jean-Luc Lagarce, en 1990, soit bien avant l’essai Retour à Reims de Didier Eribon et bien avant le roman Qui a tué mon père d’Edouard Louis, contait le retour d’un fils homosexuel dans son milieu d’origine. La pièce a été adaptée au cinéma par un autre jeune prodige, le Canadien Xavier Dolan, par ailleurs dédicataire de Qui a tué mon père. Tout se tient.

Le premier roman d’Edouard Louis se terminait en évoquant le triomphe de son double de papier dans le spectacle de fin d’année du collège (« T’es peut-être le futur Brad Pitt », lui dit sa grande soeur, fière) et voilà donc l’écrivain prêt à remonter sur les planches, de manière tout à fait professionnelle cette fois, dans The Interrogation. La Covid ayant perturbé les plans, Edouard Louis a joué entre-temps son propre rôle dans l’adaptation de Qui a tué mon père montée par Thomas Ostermeier, créée aux Abbesses, à Paris, dans l’éphémère déconfinement de septembre 2020. Mais cette création avec Milo Rau, metteur en scène qui a l’habitude de construire la représentation tout en la démantibulant par l’exposition de ses rouages, s’avère plus ardue que prévu. « Ce qu’Edouard a fait avec Thomas, c’était plutôt une sorte de workshop, où on a mis tout ce qui donne du plaisir et en adaptant un livre existant, signale Rau. Ici, on a essayé de créer quelque chose qui nous questionne comme artistes. Et comme artiste, quand vous êtes seul sur scène dans un monologue, surtout avec ma méthodologie, ce n’est pas simple. »

Dans un message expliquant pourquoi il avait finalement annulé en dernière minute une interview avec Le Vif déjà reportée plusieurs fois, Edouard Louis faisait part de son état d’épuisement dû au rythme de travail des répétitions, très différent de ses journées habituelles d’écriture en solitaire. Milo Rau, lui, dédramatise: « Dans le processus de création théâtrale, il y a toujours un moment, vers les deux tiers, où c’est comme si on entrait dans une vallée où plus rien n’a de sens. Tout nous semble mécanique, on a l’impression d’avoir perdu la grâce du début. Il faut continuer pour trouver la petite porte de service et entrer à nouveau dans le paradis, pour retrouver une grâce adulte d’une certaine manière. Un acteur professionnel sait qu’il faut prendre ce moment difficile comme une étape qui survient toujours dans la ligne d’énergie. Mais en général, c’est très relax de travailler avec Edouard, car c’est un acteur-né, qui est très rapide, inventif et honnête. » Date prévue de la confirmation du retour en grâce: le 27 mai, en direct depuis la scène du théâtre Varia.

Réponse dialectique

Avec la création de The Interrogation, Edouard Louis revient dans l’actu, lui qui sort à peine du marathon promotionnel de Combats et métamorphoses d’une femme (Seuil, 128 p.). Un nouveau roman où il se penche sur le parcours de sa mère, comme écho (c’est-à-dire de moindre ampleur et décalé dans le temps) au sien, elle aussi parvenant à se glisser dans l’angle mort de la reproduction analysée par Bourdieu pour devenir « la reine de Paris ». Le thème de l’échappatoire revient dans ce monologue écrit avec Milo Rau. « L’art, la littérature peuvent-ils être cette place où il est possible de fuir ce dans quoi on est né? Nous apportons une réponse assez complexe, dialectique à cette question, précise Milo Rau. The Interrogation est une interrogation sur notre art, sur notre méthode qui consiste à utiliser le réel pour échapper au réel, pour trouver un espace utopique. Dans le parcours d’Edouard, il y a plusieurs personnes, comme Didier Eribon, comme la proviseure de son école, qui sont arrivées à un certain moment pour l’aider. C’est aussi une histoire du bonheur, mais qui est toujours raté en fait, parce que c’est comme une fuite qui ne finit jamais. »

The Interrogation: en streaming live depuis le Théâtre Varia, à Bruxelles, du 27 au 30 mai dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. Les 16 et 17 décembre au NTGent, à Gand.

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