Paysage rythmique sur le lac Léman, Ferdinand Hodler, 1908. © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - JOEL SAGET/BELGAIMAGE - ISTOCK

Poing virgule

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Zep, le papa de Titeuf.

Vu de l’avenue, on n’imaginerait jamais qu’entre ces deux immeubles posés face au petit supermarché se niche une belle demeure genevoise typique de celles que les gens fortunés faisaient construire au xixe siècle aux abords de la vieille ville pour abriter leur grande famille. Comme pour beaucoup de choses en Suisse, la beauté est discrète et le luxe se devine plus qu’il ne se ressent. Particulièrement à Genève, fief de Calvin, où l’on distingue les natifs des étrangers de passage à l’ostentation que ces derniers manifestent de leur réussite financière.

Zep, l’une des personnalités helvétiques les plus célèbres internationalement, nous accueille chez lui, dans cette jolie maison qu’il occupe depuis plus de dix ans, et où il a installé son atelier, au dernier étage. En passant, nous admirons son voisin : le mont Blanc. Une vue à couper le souffle ! En contre-bas, la ville, à gauche, de grands bâtiments d’allure HLM. C’est dans ceux-ci que le dessinateur a grandi, dans une gentille famille pas fortunée du tout, entre un papa policier et une maman couturière pour des décorateurs et pour lesquels l’art et la littérature se résumaient à quelques albums de BD. Nous arrivons dans une grande pièce, sous des poutres sans âge, où le dessin occupe la majorité de l’espace. Une petite partie reste consacrée à l’autre passion de Philippe Chappuis, son vrai nom : la musique. Zep, son nom d’artiste, c’est un hommage au groupe rock Led Zeppelin, l’un des dieux de son petit panthéon. Il a d’ailleurs lui-même monté quelques bands et se produit toujours sur scène, avec des copains.

Degas, Le Pen, l’Europe et le fric

Zep confie se rendre souvent au musée mais plus encore dans les galeries. Il collectionne aussi, sans que cela corresponde à un désir de possession ou à un investissement ; beaucoup de dessins, des photos aussi pour arriver à une moyenne de 200 oeuvres, accrochées un peu partout dans la maison. Mais pour son Renc’art, le papa de Titeuf a décidé de commencer par Ferdinand Hodler, un très grand peintre suisse, fierté nationale pour certains – au point qu’il a longtemps figuré sur les billets de banque – mais qui n’a, selon lui, pas encore bénéficié de la reconnaissance artistique qu’il mérite. Zep précise qu’au début du xxe siècle, Hodler était une véritable célébrité, principalement en Allemagne et en Autriche, avant qu’elles le conspuent et recouvrent ses fresques lorsqu’il s’opposa publiquement à la politique allemande. Réfugié chez lui, en Suisse, tombé de son piédestal, il fut contraint de brider sa créativité au profit des commandes qu’on daignait lui passer. Et alors qu’il brillait dans tous les styles, notamment le paysage, il dut se résoudre à produire des figures martiales, paysannes ou militaires. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il se mit à nouveau à réaliser beaucoup de paysages.  » Hodler a vraiment souffert d’un déficit d’affection alors que c’était vraiment un très grand ! raconte Zep. Récemment, la Suisse lui a consacré une grande rétrospective mais les Suisses restent plutôt mal à l’aise car une grande partie des oeuvres appartiennent à Christoph Blocher, le leader de l’UDC, l’extrême droite locale. Grand collectionneur, Blocher possède près de la moitié des oeuvres disponibles d’Hodler. Pour les Helvètes, c’est un peu comme si, en France, Jean-Marie Le Pen possédait la moitié des Degas.  »

La situation politique actuelle en Suisse ? Zep relève qu’on peut se désoler de la persistance de l’UDC au pouvoir mais le processus est  » démocratique « . Cependant, à la différence de la France, la culture helvétique étant plus consensuelle, les représentants d’extrême droite sont plus limités dans leurs actions :  » A un moment, ils se retrouveront conseillers fédéraux ( NDLR : ministres) et seront obligés de défendre les positions du gouvernement, elles-mêmes dictées par la volonté de la population via les référendums. Il se peut donc qu’un UDC se retrouve à assumer une politique d’asile en devant défendre des idées contraires à son programme initial. En soi, le système est assez sain car si le radicalisme politique existe au premier niveau, en montant dans les arcanes du pouvoir, le programme se trouve rapidement ratiboisé par le système.  »

Contrairement à de nombreux Suisses, l’auteur et dessinateur de bande dessinée fait partie de ceux qui continuent à penser que le pays a raté le coche lorsqu’il a refusé, par votation populaire, d’entrer dans l’Union européenne. Il avait 20 ans à l’époque, il avait même réalisé des affiches pour ce qu’il estimait être une opportunité vers plus d’ouverture et de liberté. Près de trente ans plus tard, il persiste et trouve que la posture de son pays face à l’Europe est un peu trop facile :  » C’est confortable de ne pas y être et de se permettre de tout critiquer sans jamais avoir voulu s’engager. Cette attitude, c’est la maladie de ce pays, un état d’esprit qui flirte souvent avec la petitesse. Or, ce n’est pas comme ça qu’on construit le monde.  » Ainsi aussi du forfait fiscal que le pays accorde aux étrangers, une manière, selon Zep, de  » piquer les riches des autres  » en les taxant à du 2 % alors que les Suisses en paient 55 %. Même si lui s’en fiche, tant l’argent n’a jamais été un moteur. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il n’espérait qu’une seule chose : pouvoir vivre de ses dessins. Alors, s’il gagne des sous aujourd’hui mais que tout s’arrêtait demain, peu lui chaut. Il changerait juste de maison.

Nature forte

Zep a ensuite choisi une toile issue des séries d’arbres de David Hockney. Au-delà du fait qu’il adore cet artiste qui, à présent, ne dessine plus que  » des petits trucs  » sur son iPad, c’est la thématique des arbres et de la nature qui le passionne. Il y a d’ailleurs consacré un livre dessiné, The End, où la nature reprend ses droits sur l’humanité en choisissant d’en exterminer la plus grande majorité. Pour cet album, il a passé des heures dans la forêt, à observer et dessiner des arbres. L’occasion de se rendre compte à quel point nous sommes complètement déconnectés de la nature et, pis encore, que nous persistons à croire que nous en sommes les maîtres.  » Les hommes pensent, à tort, être les dépositaires de la planète. Or, l’homme n’est jamais que le dernier à être arrivé, la dernière virgule d’un monde qui fonctionnait bien mieux sans nous. Car dans le fond, qu’apportons-nous à la Terre ? Rien.  »

Pour The End, Zep a rencontré beaucoup de botanistes et de scientifiques qui lui ont expliqué que, jusqu’à présent, la nature s’est montrée extrêmement bienveillante à l’égard de l’homme, dernier arrivé dans l’ordre de création des espèces. Un petit rien du tout par rapport à l’âge de la Terre.  » Mais lorsqu’elle se rendra compte de notre inutilité ou de notre nuisibilité, elle ne fera qu’une bouchée de nous car elle n’a que faire des parasites. De toute façon, au train où ça va, elle n’aura pas besoin de faire grand-chose : nous nous serons autodétruits bien avant qu’elle n’intervienne.  » Le papa de Titeuf se dit particulièrement frappé de  » la connerie humaine « , des grosses puissances qui  » passent leur temps à s’anéantir « , des industries qui  » fabriquent de la nourriture à partir de rien  » et des ultrariches qui cherchent à  » coloniser Mars, une planète qui, contrairement à la Terre, n’a rien à nous offrir  » quand ils ne claquent carrément pas  » tout leur argent pour devenir immortels « . Autant il trouve les progrès en matière d’intelligence artificielle  » fascinants « , autant l’immortalité ne le  » tente pas du tout « . Lui, il en appelle au  » cycle de la vie, à la mort qui donne le sel de l’existence et son inéluctable fin qui engendre ainsi son renouvellement « .

Ce qui l’effraie en revanche, c’est que, entre les premiers cueilleurs et l’homme 2.0,  » l’espèce a peu évolué « . Plus grave : en raison de sa dépendance aux technologies, l’homme ne serait plus apte à assurer ni sa subsistance ni sa survivance là où les premiers humains furent tout à fait capables de s’en sortir.  » Si on me coupe l’électricité, mon téléphone et qu’on ferme le supermarché, je suis isolé et je meurs de faim, rit Zep. Finalement, nous sommes soumis au pouvoir d’un petit groupe de personnes qui, s’ils voulaient, sont en mesure de nous laisser tous crever.  »

Faire par soi-même

Pour conclure, Zep a opté pour une petite gravure d’Albrecht Dürer, grand génie de son temps  » pas très glamour mais passionnant pour le talent qu’il avait de composer des images et de raconter une histoire « . Il reconnaît rester très admiratif de l’artiste allemand, lui qui fit ses études en arts graphiques à une époque où on crachait sur la technique et le dessin pour mieux encenser  » le concept « , nouvelle mode qui entendait supprimer  » la trace  » pour lui substituer une  » idée « . Une génération d’artistes en est sortie, pubards à la Damien Hirst ou Jeff Koons.  » C’est peut-être réac de ma part mais je considère qu’un artiste doit savoir faire les choses par lui-même. Aujourd’hui, l’humain est dépossédé de tellement de choses qu’il ne reste plus que sa technique qu’on ne peut lui ôter.  »

Dürer, c’est le talent et la technique, mais pour le dessinateur BD, c’est aussi le savoir et l’ouverture vers un monde qu’aujourd’hui on peine à retrouver :  » Un peu comme si je débarquais dans le monde de Narnia !  » Mais l’heure file. Il est temps de laisser Zep retourner à l’affiche qu’il a promis de créer pour une association. C’est que Titeuf, malgré ses 25 ans maintenant, mobilise toujours autant les foules. Des anciens enfants devenus parents et dont la progéniture grandit en tournant les pages des aventures du gamin à la mèche blonde.

Ferdinand Hodler (1853 – 1918)

Star aujourd’hui en Suisse, il peine à s’imposer à l’étranger. Or, il est l’un des artistes les plus importants de son siècle. Peintre symboliste, réaliste, naturaliste, expressionniste, il embrasse toutes les  » écoles  » pour en livrer, in fine, une symbiose parfaite.

Sur le marché de l’art : à l’image de son pays, sa cote ne connaît ni passion ni grandes révolutions. Malgré une récente baisse, sa valeur (très élevée) demeure stable. Comptez en millions d’euros pour des oeuvres emblématiques (record à presque six millions), en centaines de milliers pour de moins spectaculaires et en dizaines de milliers pour des opus mineurs.

Three Trees near Thixendale. Summer 2007, David Hockney.
Three Trees near Thixendale. Summer 2007, David Hockney.© DR

David Hockney (1937)

Né dans le Yorkshire et bien qu’ayant débuté sa carrière en plein pop art, il défend la figuration en s’illustrant à travers des portraits, des natures mortes, des paysages ou des scènes de genre. Il est aussi célèbre pour s’être essayé à toutes sortes d’expérimentations (papiers compressés, fax, rouleaux chinois…) que pour la part largement autobiographique de ses oeuvres. Que ce soit l’univers de ses proches, sa vie en Californie ou celle de ses parents, tout y passe, en ce compris son homosexualité. Toujours en forme, il s’emploie ces dernières années à multiplier les oeuvres plus naturalistes, comme si, sur sa personne, il avait déjà tout dit.

Sur le marché de l’art : avec une hausse de plus de 236 % en l’espace de vingt ans, les toiles de l’artiste britannique sont à compter en centaines de milliers d’euros, voire en millions. Restent des photos, souvent accessibles à moins de 2 000 euros.

Le Chevalier, la Mort et le Diable, Albrecht Dürer, 1513.
Le Chevalier, la Mort et le Diable, Albrecht Dürer, 1513.© BELGAIMAGE

Albrecht Dürer (1471 – 1528)

Si l’Italie a Léonard de Vinci, l’Allemagne a Albrecht Dürer, un artiste de la Renaissance proche du talent du génie italien. Hormis quelques voyages à Venise et séjours auprès des princes de son temps, il passe la majeure partie de sa vie dans sa ville natale, Nuremberg, démarrant comme dessinateur, graveur ou peintre avant de verser dans les sciences, l’anatomie, l’astronomie ou l’urbanisme ; disciplines qu’il traitera et théorisera, pour certaines, dans des recueils d’étude. Maître incontesté de la Renaissance allemande, il incarne pour certains l’esprit germanique alors qu’il s’est toujours pensé  » universaliste « . Plus célèbre pour ses gravures que ses peintures – de grande qualité pourtant – il porte l’art du ciselage au pinacle du savoir-faire, lui conférant ainsi, le premier, ses lettres de noblesse.

Sur le marché de l’art : 87 000 euros pour sa célèbre Melancholia, à peu près un demi-million pour son Rhinocéros. Tous les prix sont possibles pour ses gravures, dépendant, comme toujours, de leur date, leur matrice et leur impression.

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