Plus capitaliste que socialiste ?

A la fois patron et mandataire politique, Stéphane Moreau est-il le paradigme du nouvel  » homme PS  » ? De plus en plus, en Wallonie, les socialistes plongent leurs mains dans le cambouis du business.

L’affaire Tecteo est éclairante. Les socialistes liégeois font leurs emplettes comme de parfaits  » capitalistes  » : l’aéroport de Bierset, les Editions de l’Avenir, l’immobilier, pour ne parler que de leurs plus récentes acquisitions. A une nuance près : les capitaux qu’ils utilisent sont exclusivement d’origine publique.  » Qu’est-ce qu’un capitaliste rouge ? lance l’écrivain et polémiste Claude Demelenne, qui se revendique de la gauche. C’est un capitaliste comme les autres, à cette différence près que chaque 1er mai, il sort son écharpe rouge du placard et court chanter une vibrante Internationale au meeting du PS. Outre son goût pour l’argent, ce qui caractérise le capitaliste rouge, c’est aussi son mépris des règles, ce qui est un comble pour des socialistes, en principe, chauds partisans de la régulation. L’ « affaire » Moreau est, en cette matière, caricaturale. Le PS est officiellement pour la transparence et la limitation du salaire des grands patrons, mais tolère que le boss socialiste de la plus puissante intercommunale du pays échappe à la règle. En agissant de la sorte, les nouveaux capitalistes rouges boostent les inégalités qu’ils prétendent combattre.  »

On l’a peut-être oublié, mais la Belgique est une économie sociale de marché, où non seulement l’Etat régule mais intervient comme acteur économique.  » Les socialistes belges ont mis très tôt en avant le principe d’une économie mixte, dans laquelle les pouvoirs publics jouent un rôle important, rappelle le politologue Pascal Delwit (lire aussi son interview en page 25). C’était tout l’axe de réflexion d’Henri De Man, présenté au congrès de 1933. C’est ensuite revenu en vogue dans les années 1960, avec l’idée des réformes de structures portée par André Renard et la FGTB. Mais aujourd’hui, ça a un peu disparu. Ce n’est plus un discours sur lequel le PS insiste beaucoup.  » Jean-François Escarmelle, auteur d’une thèse sur le rôle de l’Etat dans l’économie, administrateur de la Société wallonne d’investissement de Wallonie (SRIW) pendant vingt-cinq ans, a fait toute sa carrière à l’Intercommunale de développement économique de Mons-Borinage (lire en pages 26 à 28). Il insiste sur la conversion du PS à la sociale-démocratie :  » Jamais je n’ai dit qu’il fallait nationaliser telle ou telle entreprise, mais au contraire les soutenir dans leur phase de start-up, dans leur croissance ou dans leurs difficultés passagères. A part quelques archéo-marxistes qui continuent à exister au PS, la pensée dominante est une pensée sociale-démocrate « , rappelle-t-il.

Jusqu’où aller ?

Pour Bernard Thiry, étiqueté PS, ancien professeur d’économie sociale à l’ULg, directeur général d’Ethias (ex-Smap), compagnie d’assurance à 100 % publique, la diversité des formes d’entreprenariat est une richesse européenne.  » Dans notre système économique, il y a trois secteurs : le privé qui fait du profit, le public (administration et entreprises) et l’économie sociale (mutualités, coopératives, ASBL). En ce qui concerne les entreprises publiques, je n’ai pas l’impression que ce secteur soit plus important chez nous qu’ailleurs. A Cologne, par exemple, c’est un holding communal qui s’occupe de l’énergie, du traitement des déchets et des transports pour une population équivalente à celle des 19 communes bruxelloises. Mais on demande plus aux entreprises publiques. Elles doivent être éthiques et transparentes en plus d’être efficaces. Or si on est trop transparent, on n’est plus efficace. Une entreprise cotée n’est pas nécessairement d’une grande transparence. En tout cas, pour Ethias, je peux dire que le personnel est très attaché à ses valeurs mutuellistes.  »

L’économiste Bruno Colmant, ancien chef de cabinet de Didier Reynders (MR) aux Finances, professeur à l’UCL, fait aussi l’éloge du  » modèle rhénan « .  » Il faut être très prudent quand on oppose le secteur privé au secteur public, relève-t-il. On a besoin de l’Etat quand les entreprises tombent en faillite. Le Plan Marshall est une bonne chose pour la Wallonie.  » Pourtant, l’actualité récente oblige à s’interroger sur le rôle des pouvoirs publics dans l’économie.  » La mainmise de plus en plus grande de Tecteo sur le paysage des médias en Wallonie est une illustration de l’étatisation progressive de l’économie du sud du pays, observait récemment le journaliste Stefaan Michielsen dans le Tijd. L’initiative privée est tolérée, mais on croit beaucoup plus dans l’initiative publique.  » Vrai, faux ?  » A priori, je suis de ceux qui pensent que l’Etat a un rôle économique important à jouer, sourit Bernard Thiry. Néanmoins, quand le maintien au public ne se justifie pas pour des raisons d’intérêt supérieur de l’Etat, la libéralisation me semble raisonnable. Cela varie d’un secteur à l’autre. Autant la libéralisation dans les télécoms et l’énergie me semble naturelle, autant je suis sceptique pour les chemins de fer, qui nécessitent un haut degré de coordination. Beaucoup de pays s’y engagent d’ailleurs très modérément. Mais il faut que l’Etat conserve la possibilité d’intervenir au niveau économique, en ayant des stratégies industrielles, comme la Région wallonne avec le Plan Marshall. Même dans le secteur médiatique, il a sa place comme actionnaire, directement ou indirectement. Une des faiblesses de notre système belge, c’est que nous ne disposons pas de fondations comme aux Pays-Bas ou en Allemagne, permettant de se protéger contre des OPA hostiles. Un pays a intérêt à conserver quelques leviers économiques.  » Après trois décennies de libéralisation, l’Etat au sens générique du terme semble avoir repris du service. La FN, Ethias et la Sonaca ont été nationalisées.  » C’est un ancien chef de cabinet de Jean-Claude Marcourt qui préside le conseil d’administration de la FN mais, précise Vincent Reuter, administrateur délégué de l’Union wallonne des entreprises (UWE), la Région wallonne a l’intelligence de ne pas interférer dans la gestion quotidienne de l’entreprise.  » Ensuite, vient la gamme très étendue des instruments financiers de la Région (SRIW, Sowalfin, Sogepa…) et des sous-régions (invests), prenant des participations financières dans des entreprises naissantes ou en difficulté. La seule SRIW dispose de 3,5 milliards d’euros.  » Faut-il vraiment toutes ces structures-là, intervient le patron de l’UWE ? Je ne discute pas leur utilité – elle est indéniable pour les entreprises en difficulté – mais je conteste le cheminement laborieux qu’elles imposent aux dossiers.  » Enfin, vient la centaine d’intercommunales qui s’activent en Wallonie, notamment dans des secteurs importants et concurrentiels tels que le gaz, l’électricité, le traitement des déchets ou les hôpitaux.

Les influences, dans l’économie mixte, se partageant au prorata du résultat des élections (clé D’Hondt) et le PS se trouvant au pouvoir depuis vingt-cinq ans, il va de soi que ce dernier occupe une position ultra- dominante. Il a des relais dans la haute administration fédérale (Guy Quaden, ex-gouverneur de la Banque nationale, Robert Tollet au Conseil central de l’Economie, Jean-Marc Delporte au SPF Economie) ou régionale (Olivier Vanderijst à la SRIW).  » J’entends tous les jours dire que la Wallonie est un Etat-PS, relève André Van Hecke, ancien directeur de la régie publicitaire de RTL-TVI, aujourd’hui à la tête du Cercle de Wallonie, qui met en réseau 1 500 patrons. Quand les gens s’en plaignent, ils doivent se plaindre de la démocratie et du suffrage universel, car à partir du moment où les électeurs votent pour le PS et en font le premier parti de Wallonie, il est normal de retrouver des responsables socialistes à de nombreux postes-clés.  » L’ancien publicitaire reconnaît le poids dominant du PS dans le système d’aide aux entreprises.  » Mais je n’ai jamais entendu un seul membre du Cercle de Wallonie affirmer qu’il fallait obligatoirement faire allégeance au PS pour obtenir des primes, nuance-t-il aussitôt. Je peux assurer que les responsables de Meusinvest, par exemple, examinent tous les dossiers avec un oeil objectif.  »

L’angle mort : la bonne gouvernance

Personne ne conteste l’utilité de l’Etat mais bien son champ d’action.  » Que les règles et les priorités soient fixées par l’Etat, d’accord, mais pour l’exécution, le privé est meilleur « , tranche Vincent Reuter (UWE). En disant cela, l’homme a conscience de commettre un crime de lèse-majesté. Par définition, l’entreprise publique serait la meilleure.  » Mais le citoyen y trouve-t-il son compte ? Est-ce bien le rôle des pouvoirs publics d’acquérir un groupe de presse ? Où est l’intérêt des communes ? » s’inquiète-t-il. Les défenseurs de la particratie soutiennent que la somme des intérêts des partis finit par représenter l’intérêt général.  » Pas d’accord », proteste Reuter. Un parti politique ne représente pas l’intérêt public. Il représente ses propres intérêts, certes, pondérés par la négociation avec les autres partis. Mais c’est une erreur de croire qu’il vise automatiquement l’intérêt collectif.  » La bonne gouvernance serait son angle mort.  » J’aurais bien aimé voir qu’un patron privé envoie balader les autorités comme l’ont fait les intercommunales sur la question des rémunérations de leurs dirigeants ! Le Plan Marshall 2022 contient peu de chose sur la gouvernance des organismes publics. La bonne gouvernance, c’est pour le privé ! Deux poids deux mesures « , conclut le représentant patronal.

En tout cas, le PS semble s’accorder au mieux avec les chefs d’entreprise.  » Il sait pertinemment que l’avenir de la Wallonie est dans l’entrepreneuriat, enchaîne André Van Hecke. Le PS n’est pas le fossoyeur de la Wallonie, comme on l’entend parfois. J’ai été très frappé par le discours de Rudy Demotte aux Fêtes de Wallonie, disant que les entreprises étaient l’avenir de la Wallonie. C’est quand même très fort ! Marcourt comme Demotte et Magnette savent très bien que le dynamisme de l’entreprise, ça crée de l’emploi, et que c’est la seule façon de s’en sortir. Là où il y a eu une erreur lourde, c’est dans le dossier de la métallurgie, où pour des raisons électoralistes, mais aussi sociales, afin d’éviter que le choc ne soit trop brutal, le PS s’obstine à mettre un emplâtre sur une jambe de bois.  »

En retour, les patrons du privé apprécient-ils le PS ?  » Je les entends rarement dire que le PS a mis en place un système qui empêche les entrepreneurs de fonctionner correctement, répond André van Hecke. J’entends plus souvent ce genre de critiques à l’égard d’Ecolo, car les règles urbanistiques que les écologistes veulent faire respecter sont souvent un vrai problème pour le développement des entreprises. Il reste néanmoins une certaine hostilité à l’égard du PS. Beaucoup de patrons considèrent que c’est facile de lancer le Plan Marshall, de tenir le discours de Jean-Claude Marcourt, positif à l’égard des entreprises, alors qu’il fait partie d’un parti qui favorise l’absentéisme, les faux certificats médicaux, l’absence d’affectio societatis, le manque de niaque…  » Globalement, les patrons auraient aussi le sentiment que les préoccupations des partis, pas seulement du PS, sont avant tout électorales, et donc biaisées.  » Les grands patrons du secteur pharmaceutique, les CEO des groupes de presse, eux, participent à la vie politique nationale. Ceux-là ressentent moins d’animosité vis-à-vis des politiques parce qu’ils ont l’impression de les manipuler. Et, de fait, ils les manipulent, poursuit Van Hecke. Mais les patrons de PME, eux, ont l’impression d’être abandonnés. Ils disent : on travaille nuit et jour, on est tout juste bons à payer des taxes, et en plus, on nous impose des lois restrictives.  » Et si la connivence du PS avec le monde économique était favorisée par sa propre culture d’entreprise ?  » Le PS est un parti beaucoup plus organisé que les autres, observe le patron du Cercle de Wallonie. Il fonctionne comme une vraie entreprise, avec des mots d’ordre, des chefs, des stratégies.  » Même son langage a des accents managériaux. Certains leaders ont toujours baigné dans la culture business : Jean-Claude Marcourt comme avocat d’affaires, Elio Di Rupo au moment de ses études de chimiste et durant toute sa vie politique (il est le concepteur de la  » consolidation partielle  » de Belgacom), Paul Furlan chef d’entreprise à ses débuts, Jean-Pascal Labille réviseur d’entreprises puis dirigeant des Mutualités socialistes… Au point de susciter un socialisme génétiquement modifié ? La réponse avec la suite des aventures de Stéphane Moreau.

Un dossier réalisé par François Brabant, Thierry Denoël et Marie-Cécile Royen

 » Le PS fonctionne comme une vraie entreprise, avec des mots d’ordre, des chefs, des stratégies  »

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