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Pleure pas la bouche pleine

Où il est question de Mr Bojangles, d’une grève des prostituées à Bruxelles et de l’arrêt des Guignols de l’info (1+2+3).

«  Il ne faut jamais manquer de respect aux putes.  » Il ne faut pas les humilier, les femmes. Ni les professionnelles. Ni les belles. Ni les moches. Aucune, en fait. Olivia se souvenait des mots dorés de son père. Des mots qu’il avait prononcés sur son lit de mort, doucement, épuisé par la maladie. Ensuite, quand les poumons du père n’avaient plus pu s’atteler à la vie, Olivia avait pris le relais : elle avait fermé les yeux de son père et remis un peu d’ordre dans son pyjama froissé d’agonisé.

Les yeux qu’elle avait fermés, son père les avait ouverts sur elle, jadis. Avec extase. A la maternité de Saint-Josse, vingt et un ans auparavant. Aujourd’hui, affolée, nauséeuse, triste, la prostituée du quartier Nord de Bruxelles essuyait une larme qui s’accrochait, poisseuse, à sa joue, et considéra que, dans le fond, sa vie entière n’avait eu de cesse de circuler entre les mains des hommes.

Toujours, les hommes. Il y avait eu les magiques (comme son père, ou son prof de théâtre), et puis les autres, les monstrueux (comme celui de ce matin, celui qui venait de lui flanquer dans la bouche une grosse langue râpeuse, tout en lui ramonant l’intérieur, en poussant des ahan ahan grotesques). Son affaire faite, l’homme était parti. En rigolant. Avec cet air détaché que donne aux gens la bonne position dans la société. Olivia avait ressenti une peine, un chagrin incompressible. Vous savez ? Comme un point d’interrogation tracé par la pulpe d’un doigt, sur la buée d’un miroir. Et elle s’était dit, que, servi en tranches fines, façon carpaccio, le viol ou le meurtre des putes se consommait décidément à toute heure. De jour comme de nuit.

Olivia glissa au fond d’elle-même, comme le mercure se ratatinant dans le thermomètre. C’est alors que s’ouvrit la porte du Geyser. Quelques notes de guitare sautillèrent à sa rencontre. Elle entra. Un gars en guenilles dansait devant le jukebox.  » J’ai connu un type, Bojangles, et il a dansé pour toi « , chantait-il. Le danseur et chanteur la regarda avec bienveillance et dit :  » Pleure pas la bouche pleine. Crache ta haine. L’autre, c’est rien qu’un enfoiré.  »

Ces mots-là, c’était la bulle de savon dans le bidet, versus la crasse qui souille. Une politesse inespérée face à la vulgarité du réel. Le SDF, qui avait des airs de journaliste sur le retour, lui sourit et conclut, avec un clin d’oeil :  » Ah que ciao, bonsoir ! « 

Mais c’est pas tout ça : l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer, sur la Une, à 20h15.

(1) Les prostituées du quartier Nord de Bruxelles se sont mises en grève le 6 juin, à la suite du meurtre d’une des leurs.

2) Les Guignols de l’info, l’émission de Canal + qui parodie un JT et qui a, à sa tête, une marionnette de PPDA (Patrick Poivre d’Arvor), va s’arrêter après trente ans de service.

(3) Une des plus jolies versions de Mr Bojangles, ce classique folk écrit en 1968, a été réalisée par David Bromberg, qui explique que Mr Bojangles était un artiste de rue qui chantait et dansait en échange de sous, dans les cafés de La Nouvelle-Orléans.

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