Placido Domingo,  »L’opéra est là pour toujours »

C’est le chanteur de tous les records. Avec les Trois Ténors, qu’il avait créés en 1990 avec ses amis José Carreras et Luciano Pavarotti, il a fait exploser les barrières habituelles de la musique classique. Star planétaire, Placido Domingo est aussi, et avant tout, un chanteur de scène : 126 rôles et plus de 3 000 représentations. Une performance hors du commun, d’autant plus incroyable qu’il continue, à 67 ans, d’explorer le répertoire lyrique avec une curiosité de jeune homme et une voix miraculeusement conservée. Mais cela ne lui suffit pas. Depuis quelques années, Placido Domingo est chef d’orchestre et directeur des Opéras de Washington et de Los Angeles. Alors que ce mythe vivant de l’opéra vient de publier deux disques rappelant ses racines espagnoles (une opérette, Luisa Fernanda, et un nouveau récital, Pasion española, chez Deutsche Grammophon), Le Vif/L’Express s’est entretenu avec lui.

Propos recueillis par Bertrand Dermoncourt

Comment devient-on un grand chanteur ?

E Il faut d’abord avoir un don. C’est comme la foi : on l’a ou on ne l’a pas. Bien sûr, cela ne suffit pas. Devenir chanteur demande de longues études, beaucoup de travail. Ensuite, il faut être conscient que rien n’est jamais sûr. Lorsque vous êtes diplômé de médecine, les choses sont simples : vous devenez médecin et vous avez toutes les chances de le rester toute votre vie. Alors que la carrière d’un artiste n’est jamais garantie. Des milliers de chanteurs obtiennent un diplôme, quelques-uns seulement auront la possibilité de faire carrière. La réussite n’est donc pas seulement une question de talent ou d’abnégation. Il faut être prêt à saisir sa chance. Et, pour des raisons mystérieuses, tous les individus n’y sont pas préparés de la même façon. D’aucuns appellent cela la providence ou le hasardà Je me suis retrouvé à chanter dans le monde entier sans comprendre ce qui m’arrivait.

C’est-à-dire ?

E On croit que la carrière d’un chanteur tient du miracle, tant il y a peu d’élus. Moi, j’ai eu le bonheur de naître dans une famille de musiciens. Je suis ainsi né deux fois : une première, en 1941, lorsque ma mère m’a mis au monde. Et puis une seconde, quelques années plus tard, quand j’ai été éveillé à la vie musicale. L’atmosphère de notre foyer était baignée de musique. J’ai étudié le piano et la direction d’orchestre, mais chanter était le plus naturel pour moi.

Quand vous êtes-vous lancé dans la  » carrière  » ?

E Je me suis marié jeune, à 17 ans, et, avec ma femme, je suis parti étudier en Israël, à l’Opéra de Tel-Aviv, grâce à une bourse. Ces deux ans et demi furent très importants. J’y ai beaucoup appris. J’ai donné près de 300 représentations – et parfois en hébreu ! Ensuite, j’ai reçu une invitation pour participer, au New York City Opera, à la création du Don Rodrigo de Ginastera, un grand compositeur argentin. A partir de ce moment-là, les contrats sont arrivés, les uns après les autres, sans que j’aie demandé quoi que ce soit. Je me souviens encore de mes premières scènes dans chaque grande ville lyrique – Vienne, New York, Milan, à la Scala, Paris ou Londres. Madrid et l’Espagne, mon pays, ne sont venus qu’après. Ma carrière a été comme une boule de neige, qui n’a cessé de grandir sans que j’en maîtrise vraiment le cours. Je m’aperçois aujourd’hui que j’ai 67 ans et que je vous parle de mes 20 ans comme si c’était hier.

Pourquoi être devenu directeur d’Opéra ?

E Mon père avait, à son échelle, dirigé une petite troupe. Et moi, après quarante ans à courir les grandes maisons, à observer les fonctionnements, à analyser les programmations et à côtoyer tous les corps de métier, je me suis dit que j’étais capable de diriger une maison et que mon expérience trouverait ainsi un aboutissement.

Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur les Trois Ténors ?

E Depuis la disparition de Luciano Pavarotti, j’y pense avec beaucoup de nostalgie, car tout est fini. Même si on m’a proposé, ensuite, de travailler avec d’autres chanteurs, j’ai toujours refusé. Nous avions eu l’idée des Trois Ténors pour saluer le retour à la vie et à la musique de José Carreras, après sa lutte contre la maladie. Au départ, c’était juste un concert organisé pour clore la Coupe du monde de football en Italie, en 1990. Et puis cette histoire incroyable a commencé : 30 concerts jusqu’en 2004. Je crois qu’un public nouveau a pu ainsi approcher le monde de l’opéra.

Certes, mais jouer ainsi dans les stades, avec des micros, n’était-ce pas trahir l’art lyrique ?

E Il ne faut pas voir les choses ainsi. Les Trois Ténors n’étaient pas une fin en soi : grâce à cette initiative, j’espérais vraiment toucher un autre public. Et puis il ne faut pas oublier la joie que nous avions de chanter ensemble. Dans ma jeunesse, j’aurais bien aimé entendre les grands ténors ainsi réunis, Di Stefano, Del Monaco et Corelli ! Cela aurait été très excitant.

Quels conseils donnez-vous aux jeunes chanteurs ?

E Tout dépend de leur niveau. Aux débutants j’explique les bases de notre métier, la technique vocale. Aux jeunes chanteurs entrés dans la carrière je me contente de faire travailler les rôles. J’ai toujours été très indépendant, je n’ai donc pas de leçons à donner. Voyez Rolando Villazon. Une amitié très profonde nous unit : je l’ai encouragé à ses débuts, puis il a gagné trois prix au concours Operalia, que j’ai créé. Je ne lui donne pas vraiment de conseils, je ne veux pas me mêler de sa vie d’artiste. Il peut me poser des questions s’il le veut, mais je ne lui ferai jamais la morale. Chacun a son rythme et son idée du métier. La seule chose que je sais, c’est que l’on apprend de toutes les expériences de la vie. Et qu’il faut absolument perpétuer la tradition.

La tradition ? Pourquoi ?

E En cinquante ans, j’ai vu d’énormes changements. D’abord, le répertoire des maisons d’opéra a doublé en quantité. Il y a également plus de créations contemporaines, certains compositeurs ont été redécouverts, comme Janacek, et l’on connaît mieux Rossini et le bel canto. Ensuite, l’émergence du baroque a été une révolution. Dernier phénomène : il y a bien plus de lieux où l’on chante de l’opéra dans le monde et de nouveaux festivals sont nés. On a donc tort de parler de crise de la musique classique, car, en fait, il n’y en a jamais eu autant à écouter ! Mais tout n’est pas rose. Je trouve qu’aujourd’hui on lance les carrières de chanteur trop tôt. Or il est fondamental, si l’on veut durer, d’avoir des bases saines, d’apprendre calmement son métier. Moi, à Tel-Aviv, j’ai appris dans une troupe, je pouvais essayer, me tromper. Il n’y a qu’en Allemagne que l’on peut encore intégrer une troupe et apprendre ainsi  » à l’ancienne « . Il est vrai que la vie artistique ne peut pas suivre le rythme frénétique que nous impose, au quotidien, la technologie. Le développement sans limites des loisirs est un frein au développement de l’art véritable. Je vois comment travaillent les jeunes chanteurs actuels, des stars comme Villazon ou Netrebko : le marché est devenu très dur, la pression très forte, et ils doivent passer beaucoup de temps à la promotion de leurs disques. J’ai peur qu’ils ne deviennent esclaves des médias et qu’ils n’oublient de se concentrer sur le métier.

En 1920, Paul Valéry parlait déjà de la  » perte de la sensibilité « à

E Oui, et Warhol avait raison de dire que n’importe qui pourrait devenir la star d’un jour : avec Internet, c’est possible ! Dans le domaine de l’opéra, je crains qu’il y ait de plus en plus de carrières éclairs. Il est si facile d’abîmer sa voix.

L’opéra est-il un art du passé ?

E Pas du tout. Nous sommes une île au milieu de l’océan des musiques populaires. Mais cette île est grande : il existe dans le monde des dizaines de milliers de personnes qui ne peuvent simplement pas vivre sans l’art lyrique. L’opéra va continuer. Même si l’on n’écrivait plus de nouvelles £uvres, il y en aurait suffisamment, et des magnifiques, pour faire vivre l’opéra pour toujours. L’opéra est la forme d’art la plus complexe, la plus grande et, en même temps, la plus directe. Tout y est : la musique, le chant, le drame, le théâtre, les décors, les lumières, le balletà C’est un monde à part, qui est là pour toujours.

Pensez-vous que le cinéma puisse apporter du nouveau à la mise en scène lyrique ?

E Aujourd’hui, à l’Opéra, on voit de tout : du spectacle de grande tradition à celui d’avant-garde. Oui, les cinéastes peuvent proposer de nouvelles approches. J’ai commandé des mises en scène à des réalisateurs qui aiment la musique, comme William Friedkin ou David Cronenberg. Woody Allen a été le dernier, il vient de monter Gianni Schicchi, de Puccini. Avec des personnalités si inventives, je sais que le résultat ne se réduira pas à une fausse bonne idée.

Comment avez-vous perçu l’évolution de votre voix ?

E A mes débuts, on ne savait pas trop comment la développer et j’hésitais entre ténor et baryton. Ayant choisi la première option, j’ai dû travailler dur, car je n’avais pas, comme certains, une voix de  » ténor-né « . Petit à petit, j’ai appris différents personnages, jusqu’à en posséder 126 différents aujourd’hui. Ma voix, au fil du temps, est devenue plus dramatique. Mon répertoire a ainsi évolué vers des rôles plus lourds, jusqu’à Wagner, que je pensais ne jamais chanter lorsque j’ai débuté. Dernièrement, j’ai découvert le répertoire baroque : je viens de chanter Tamerlano, de Haendel. J’ai finalement bouclé une boucle en enregistrant aussi une zarzuela [l’opérette espagnole] de mon enfance, Luisa Fernanda, que mes parents chantaient. J’y ai repris le rôle de mon père et je le chante partout, jusqu’au Japon.

Pensiez-vous faire une carrière de chanteur si longue ?

E Evidemment, non. C’est pour cela que je suis devenu directeur d’Opéra. Il y a quinze ans, je pensais que j’étais presque fini. Mais je chante encore, et je n’ose plus dire quand j’arrêterai la scène. Je pourrais me contenter de donner des concerts : ce serait la solution de facilité et je gagnerais dix fois plus ! Mais je préfère le travail d’équipe et le contact direct avec le public, qui n’est possible que dans les théâtres lyriques. Je me sens vraiment bien sur le plateau : je ne veux pas m’en passer, c’est ma raison d’être. Je suis en très bonne condition physique, je peux chanter sans problème de 40 à 50 fois par an à l’Opéra. C’est un rythme très élevé, mais j’y trouve ma sérénité.

Les rumeurs les plus folles courent sur votre âgeà Elles prétendent que vous seriez né en 1937 ou 1938, pas 1941 !

E Oui, je connais ces divagations ! J’ai publié un livre, Mes rôles d’opéra (Grasset, 2001), où étaient reproduits mon certificat de baptême et le registre de l’église. Malgré cela, les rumeurs ont persisté.

Avez-vous encore de nouveaux rôles en préparation ?

E Oui, je vais jouer le poète Pablo Neruda, avec Rolando Villazon, dans un opéra écrit par un compositeur mexicain, Daniel Catan. Ce sera une création mondiale.

Comment préparez-vous un rôle ?

E D’abord, je l’apprends, seul, au piano, en le fredonnant plusieurs fois de suite, autant qu’il le faut. Dans le cas d’un rôle historique, comme celui de Neruda, j’aime me documenter : savoir comment il parlait, comment il bougeait. Je regarde des films, je lis des documents. Dans le cas d’un rôle shakespearien ou d’un personnage d’opéra plus traditionnel, les profils des rôles sont souvent les mêmes, fondés sur le pouvoir et l’amour.

Quels personnages préférez-vous ?

E Après 126 rôles, je peux dire que je préfère les romantiques, comme Otello, les idéalistes, les mystiques aussi, comme Parsifal, Samson ou le Cid. Ils symbolisent bien, par leurs luttes et leurs espoirs, la destinée humaine. Jouer ces personnages héroïques me donne aussi la force d’affronter la peur de ma propre mort.

Etes-vous croyant ?

E Oui. Je crois qu’il existe une forme de transcendance, quelle qu’elle soit ; une présence au-delà de la réalité matérielle des choses. Sans cela, la vie pourrait-elle avoir un sens ?

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