PIE XII ET LES NAZIS : LE FILM CHOC

Avec Amen, le cinéaste Costa-Gavras revient sur le très lourd silence du Saint-Siège face au génocide des juifs perpétré par Hitler. Retour sur l’une des plus sombres pages du catholicisme

Une affiche, annonçant un film, Amen, adapté d’une pièce, Le Vicaire, qui fit scandale dans les années 1960 ( lire page 44) vient de rallumer les bûchers. Le film relance la polémique sur le silence de Pie XII et des alliés devant l’holocauste. Autre  » scandale  » historique, dans Amen, comme dans Le Vicaire, c’est un SS, l’Obersturmführer (lieutenant) Kurt Gerstein, qui tente d’alerter, dès 1942, Américains et Britanniques, puis le pape, de ce qu’il vient de découvrir à Belzec et à Treblinka : l’existence des chambres à gaz. Un SS qui aurait une morale ? L’histoire est vraie, car, parallèlement à la sortie d’ Amen, une exposition, Kurt Gerstein, un résistant en uniforme SS, dirigée par le Pr Bernd Hey, vient de s’ouvrir à Paris ( lire page 40), à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Une école construite à l’emplacement même de la prison du Cherche-Midi, où, le 25 juillet 1945, Kurt Gerstein fut retrouvé pendu dans sa cellule après avoir écrit son fameux rapport, qui fut une pièce à conviction produite au procès de Nuremberg. Une odyssée éthique sous un uniforme peu approprié.

Avant de recouvrir les murs de Paris et de Bruxelles, l’affiche eut une place de choix, à Berlin, sur la Potsdamer Platz, à quelques centaines de mètres de l’endroit où s’éleva, ou plutôt s’enfonça, le bunker de Hitler. L’affiche noire, ornée d’une croix gammée prolongée par une croix chrétienne, est d’Oliviero Toscani, créateur des pubs Benetton, viré depuis sa campagne montrant des condamnés à mort américains.

Avant de sortir sur les écrans français, le 27 février dernier, et belges, le 6 mars, Amen fut ainsi présenté à la Berlinale, le festival du film, dès le mercredi 13 février. Dans le fauteuil voisin de celui de Costa-Gavras, Christine Rau, épouse du président de la République fédérale d’Allemagne. Deux heures dix plus tard, le public se leva et applaudit. Costa-Gavras, les acteurs, Mathieu Kassovitz (le jeune jésuite Riccardo), Ulrich Tukur (Kurt Gerstein), montèrent sur scène au côté du petit-fils du vrai Gerstein, Maximilian von Platten, 34 ans, en larmes.

Et Rolf Hochhuth, auteur du Vicaire, apporta son appui :  » Je n’avais que des mots, le cinéaste possède l’image. Ce qu’a filmé Costa-Gavras est bien plus fort que ma pièce. En supprimant, contre mon avis, une partie des scènes avec le pape, il rend très forte la solitude inaccessible de Pie XII. Il a eu raison, j’avais tort. »

 » Je trouve l’affiche belle et forte »

En France, l’affiche a partiellement éclipsé le film. La Conférence des évêques de France, par la parole de son président, Mgr Jean-Pierre Ricard, a parlé de « provocation », l’a jugée « inacceptable » car elle créerait une « identification intolérable du symbole de la croix chrétienne avec celui de la barbarie nazie ». Mgr Lustiger, archevêque de Paris, s’est élèvé contre un symbole « fauteur de haine  » : « On risque de voir sur les cimetières, les églises, le graphisme très intelligent de M. Toscani comme un graphisme de haine, de la même façon qu’on trouve des croix gammées sur certaines tombes ou sur les synagogues…  » Avant d’ajouter qu’il n’avait pas vu le film et que Costa-Gavras était un  » grand cinéaste « . De son côté, l’hebdomadaire La Vie a lancé une pétition signée par une dizaine de personnalités du monde juif, qui refusent de  » voir mêlé un symbole religieux à l’emblème nazi ».

La Conférence des évêques a renoncé à poursuivre l’affiche en justice. En revanche, l’Agrif (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne), association intégriste dont le président, Bernard Antony, est conseiller régional FN, a assigné en référé, le producteur, le réalisateur et le distributeur, afin d’en obtenir l’interdiction. En vain. Il n’existe pas de « trouble illicite » qui aurait justifié une mesure dérogatoire à la liberté d’expression, a estimé le juge des référés du tribunal de Paris, Jean-Claude Magendie. Les attendus retiennent que « l’affiche se trouve en parfaite adéquation avec, à la fois, le propos du film qu’elle annonce et la pensée actuelle de l’épiscopat français dans sa déclaration de repentance ». Le jugement se réfère explicitement à une déclaration de l’Eglise de France du 30 septembre 1997. « Aujourd’hui, y disait l’épiscopat, nous confessons que le silence fut une faute, nous reconnaissons que l’Eglise de France a alors failli à sa mission d’éducatrice des consciences. »

Mgr Ricard, préfère d’ailleurs un débat d’historiens à un débat judiciaire : « Le travail historique du film ouvre le champ des questions: nous souhaiterions que des historiens nous éclairent sur une situation et un personnage plus complexes que ne nous le montre le film. Le thème d’ Amen est l’indifférence, et cette indifférence est aussi bien celle de la Société des nations que de l’Amérique, du Vatican ou de l’Eglise protestante. » La croix christique, en effet, n’appartient pas aux seuls catholiques. Jean-Arnold de Clermont, président de la Fédération protestante de France, qui, lui, a vu Amen, déclare : « Je suis agacé par ces protestations autour de l’affiche. Pour ma part, je la trouve belle et forte, et elle évoque la problématique du film.

On ne parle que de l’affiche alors qu’il faut parler du film. Il peut déclencher une juste polémique sur l’attitude du Vatican.  » Déjà, en 1951, le très catholique François Mauriac écrivait :  » Nous n’avons pas eu la consolation d’entendre le successeur du Galiléen Simon Pierre condamner clairement, nettement, et non par des allusions diplomatiques, la mise en croix de ces innombrables « frères du Seigneur ».  » Mais c’est la représentation du Vicaire, en 1963, qui fait éclater la controverse sur Pie XII. Dans la foulée, les publications se multiplient. L’historien Saül Friedländer publie, en 1964, Pie XII et le IIIe Reich. Sa thèse, fondée sur les documents diplomatiques échangés entre l’Allemagne et le Saint-Siège, conclut que le régime nazi n’avait pas altéré la germanophilie du pape. Pie XII ne se résigna à condamner le nazisme qu’en 1944 – son prédécesseur, Pie XI, dont il était alors « Premier ministre », avait rédigé, dès 1937, une encyclique en allemand ( Mit brennender Sorge) contre le national-socialisme.

Comme l’espérait Friedländer, son livre décide le Vatican à publier une partie de ses archives. En 1964, Paul VI confie à quatre jésuites le soin de les éplucher. Mais les 11 volumes des Actes et documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale, parus entre 1965 et 1981, ne satisfont pas les historiens, qui les jugent incomplets.

 » Se taire signifie que l’on accepte « 

Contrairement à ce qu’affirment les zélateurs de Pie XII, le pape savait .Dès 1940, le nonce à Berlin, Mgr Orsenigo, l’informe que les juifs allemands sont déportés en Pologne. En 1941, l’évêque de Berlin, Mgr von Preysing, presse le Saint-Siège de lancer un appel en faveur des juifs. Mgr Inmitzer, archevêque de Vienne, l’informe que 60 000 juifs vont être déportés. Mgr Hlond, primat de Pologne, et le président de la République polonaise supplient le pape de « faire connaître à la conscience de l’humanité » le sort des « millions d’êtres humains menacés d’extermination ». En 1942, les journaux britanniques et américains, alertés par les institutions juives et le récit de trois déportés évadés des camps, dénoncent les massacres. L’Agence juive transmet au Vatican un rapport détaillé sur la Solution finale. Les protestations ne manquent pas. Mgr Burzio, nonce à Bratislava : « La déportation de 80 000 personnes en Pologne […] équivaut à une condamnation à mort. » Casimir Papée, ambassadeur de Pologne au Vatican : « Les déportés sont mis à mort par différents procédés dans des lieux spécialement préparés à cette fin. » Etc.

Comme le suggère Amen, de nombreux ecclésiastiques, simples prêtres ou princes de l’Eglise, vont entreprendre des actions individuelles – elles les mèneront parfois à la chambre à gaz, comme le père Riccardo du film. On y voit Mgr von Galen, évêque de Münster, monter en chaire, alors que les nazis exterminent les malades mentaux, pour marteler, en 1941, des « paroles de feu » : « Aucun d’entre nous n’est assuré, même s’il est conscient de sa parfaite innocence, qu’il ne sera pas un beau jour arrêté chez lui et jeté dans les caves, dans les camps de concentration de la Gestapo. […] Si ces paroles ne sont pas entendues, si le règne de la justice n’est pas rétabli, le peuple allemand et notre patrie […] pourriront de l’intérieur et périront.  »

Mais le Vatican se tut et, avec lui, les Eglises nationales. Théo Klein, ancien président du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France), se souvient de l’attitude de l’Eglise de France en 1940 :  » Sans aucune pression des Allemands, Vichy a élaboré le statut des juifs, devenus des citoyens de seconde zone, rappelle-t-il. Silence total de l’Eglise. Elle ne s’est émue qu’à partir du moment où on a touché physiquement aux personnes. C’était trop tard. Se taire signifie que l’on accepte. » Le pasteur Jean-Arnold de Clermont rappelle que son homologue de l’époque n’a pris la parole publiquement qu’en 1942 :  » C’est un petit groupe de jeunes protestants français qui, les premiers, ont condamné fermement le nazisme et les lois antijuives dans les Thèses de Pomeyrol, en 1941.  » Par la suite, la communauté protestante de France, comme bien des catholiques, s’est mobilisée pour accueillir clandestinement des réfugiés juifs.

Que dit Pie XII ? A Noël 1942, un – très – bref passage de son homélie radiodiffusée constituera sa protestation la plus vigoureuse : il y évoque  » ces centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, parfois seulement en raison de leur nationalité ou de leur race, sont destinées à mourir ou à disparaître peu à peu « . Mais jamais il ne prononce les mots « juifs » et « nazis ». « Nous attendions que la plus haute autorité spirituelle de ce temps voulût bien condamner en termes clairs les entreprises des dictatures, regrette Albert Camus le lendemain de Noël 1944 dans Combat. Je dis « en termes clairs ». Car cette condamnation peut ressortir de certaines encycliques, à condition de les interpréter. Mais elle y est formulée dans le langage de la tradition, qui n’a jamais été clair pour la grande foule des hommes. Or, c’était la grande foule des hommes qui attendait, pendant toutes ces années, qu’une voix s’élevât pour dire nettement où se trouvait le mal.  » En 1964, dans L’Eglise catholique et l’Allemagne nazie, l’historien Guenter Lewy écrit : « Si Pie XII avait fait diffuser par Radio Vatican une dénonciation des assassinats commis contre les juifs, et si ce texte avait été lu en chaire par les évêques […], on aurait cru les paroles du pape. Beaucoup plus de vies auraient pu être sauvées.  »

 » Devant le récit de ce que l’on faisait aux juifs, Pie XI aurait fulguré. Pas Pie XII: ce n’était pas dans son tempérament », reconnaît Robert Serrou, éminent « vaticaniste « et auteur d’une biographie de Pacelli, Pie XII. Principale justification avancée : la crainte des représailles.  » Non seulement il n’est pas en mon pouvoir de freiner les actes criminels et insensés des nazis, mais une condamnation formelle ne ferait actuellement qu’entraîner le pire, comme chaque fois que, dans mes discours, j’ai condamné les atteintes à la morale en temps de guerre », écrit-il dans son journal intime en 1942. Certains historiens invoquent, eux, la haine absolue de Pie XII pour le communisme. Robert Serrou rapporte un événement qui traumatisa le futur pape, alors nonce à Munich : « Des spartakistes ont envahi la nonciature et ont exigé qu’on leur livre la limousine. Pacelli s’y est opposé, et les révolutionnaires l’ont mis en joue. » Il semble indiscutable que Pie XII, obnubilé par la menace bolchevique, a cru faire le choix du moindre mal en fermant les yeux sur la politique de Hitler.  » Mais les Eglises peuvent-elles se contenter de cette notion du moindre mal ? interroge Jean-Arnold de Clermont. Dans certaines situations, il faut savoir proclamer un non absolu.  » Au lieu de se comporter en homme d’Eglise, Pie XII opta pour la casquette de l’homme d’Etat.  » L’Eglise catholique se veut universelle, pourvue d’une diplomatie d’Etat et d’ambassadeurs – les nonces, poursuit Jean-Arnold de Clermont. Elle entretient avec les pays des relations d’Etat à Etat. Il y a là une confusion entre pouvoir spirituel et pouvoir politique. Ambiguïté inacceptable. » Les défenseurs de Pie XII arguënt, à tort ou à raison, qu’il s’agissait ainsi de maintenir l’institution ecclésiale afin qu’elle puisse poursuivre la diffusion du message chrétien.

Dans son « histoire secrète de Pie XII « , Le Pape d’Hitler, John Cornwell va plus loin. Il y dépeint un homme de pouvoir nourrissant une « indéniable antipathie à l’égard des juifs », un diplomate à la sensibilité anesthésiée:  » Eugenio Pacelli n’avait rien d’un monstre, écrit-il. Son cas est autrement complexe et tragique. […] Son itinéraire réside dans le mélange contradictoire et fatal de hautes aspirations spirituelles et d’un appétit effréné de pouvoir. Il s’en dégage le portrait non pas du mal, mais d’une fatidique dislocation morale : celle du divorce de l’autorité et de l’amour chrétien. La collusion avec la tyrannie et, en définitive, la violence furent le fruit de cette rupture.  » Sa thèse, très controversée, s’appuie sur les témoignages inédits recueillis sur Pacelli pour son procès en béatification.

Cette entreprise, lancée par Paul VI en 1965, aurait dû aboutir en mars 2001. Jean-Paul II lui a substitué à la dernière minute la béatification de Pie IX, un pape du XIXe siècle, réactionnaire et héritier d’une longue tradition d’antisémitisme chrétien, mais plus  » lointain « , précisant qu' » en béatifiant l’un de ses fils l’Eglise ne glorifie pas les choix historiques particuliers qu’il a faits; elle propose plutôt qu’il soit imité et vénéré pour ses vertus en célébrant la grâce divine qui brille en elles ». Dans ces conditions, pourquoi pas Pacelli ? Ce serait compter sans les réticences de la communauté juive – en 1998, l’ambassadeur d’Israël au Vatican, Aharon Lopez, avait demandé que le processus de béatification de Pie XII soit gelé durant cinquante ans, le temps d’y voir plus clair dans le comportement du sanctifiable.

 » Soyez indulgent pour moi, ô Dieu « 

Cette perspective d’une énorme controverse incita Jean-Paul II à nommer une commission de six historiens catholiques et juifs pour examiner les Actes du Saint-Siège. La polémique qui suivit, en 2000, la remise de leur rapport –  » Le Vatican et l’Holocauste » – eut pour effet d’ajourner la béatification. Leurs conclusions déplurent tant au Saint-Siège qu’il refusa d’en assurer la présentation officielle. Les historiens y affirmaient que « l’examen rigoureux des 11 volumes ne permet pas de répondre aux questions les plus significatives sur le rôle du Vatican pendant l’Holocauste « . Ils réclamaient l’ouverture des archives complètes. Requête rejetée, au prétexte que leur classement s’arrête à la fin du pontificat de Benoît XV, en 1922. Fin janvier, le Vatican a fini par les congédier. Mais, le 15 février, Jean-Paul II a accepté d’ouvrir, en 2003, les archives de la période 1922-1939. Or, Pie XII régna de 1939 à 1958…

En 1958, Eugenio Pacelli écrit dans son testament : « Soyez indulgent pour moi, ô Dieu, selon Votre miséricorde ! J’ai prononcé ces paroles lorsque j’ai accepté, en tremblant, mon élection comme pontife suprême. Je les répète avec des raisons plus grandes maintenant que j’ai conscience des défauts, des échecs et des fautes commises durant un pontificat aussi long et dans une époque aussi sombre. Je demande humblement pardon à tous ceux que j’ai pu offenser, à qui j’ai pu nuire ou que j’ai pu scandaliser par mes paroles ou mes oeuvres.  » Amen.

Jean-Pierre Dufreigne et Marion Festraëts

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