Picole à l’école

Le plan alcool a un an. Ce catalogue de bonnes intentions en matière de consommation d’alcool n’a pour l’instant accouché d’aucune mesure concrète. Cela devrait changer, avec le projet d’interdiction de la vente de vins et bières aux jeunes de moins de 16 ans. A l’heure où les soirées open bars suscitent la controverse à Bruxelles, quel regard portent les jeunes sur leur propre consommation d’alcool ? Plongée dans une école bruxelloise en compagnie d’une classe de cinquième secondaire. Qui ose le débat.

Pour vous l’alcool, c’est quoi ?  » La prof de morale vient de lancer la première question. Histoire d’ouvrir le débat. Silence de plomb dans la classe. Trois filles s’esclaffent. Les regards se croisent. Des rires. Et puis les langues qui se délient. A voir la quantité d’anecdotes qui circulent peu à peu, ça ne fait pas un pli : tous ces gamins d’une classe bruxelloise de 5e secondaire, du haut de leurs 16-17 ans, ont déjà picolé. Et ils n’en sont certainement pas à leur coup d’essai. A 10 ans, un tiers des jeunes ont déjà consommé, une proportion qui passe à 50 % dès 11 ans. Dixit la dernière étude du Crioc, publiée en mars 2009.

Mais comment, pourquoi et de quelle façon consomment-ils ?  » On ne boit pas régulièrement. Mais plutôt dans une fête, un anniversaire, après les examens, pour marquer le coup. Au départ, c’est pour la convivialité. Et puis ça part en vrille, on se déglingue une bouteille.  » Voilà la version de Pierre. Avant que Charlotte ne surenchérisse :  » C’est un motif pour se lâcher, se permettre des trucs qu’on n’oserait pas faire. Genre si un mec nous plaît, c’est plus facile de créer le contact avec un verre dans le nez. Et si ça foire, ce sera la faute à l’alcool.  » Quelques adolescentes acquiescent.  » Ah, et c’est aussi un moyen de s’opposer aux parents. « 

Une consommation festive donc, dans l’objectif d’être soûl, ou au moins pompette.  » D’aller à l’extrême « , résume Sylvain. De transgresser, en bon adolescent qui se respecte. Sauf qu’aujourd’hui, ce qui inquiète les experts, c’est la tendance à consommer de l’alcool à hautes doses, dans un laps de temps très court. Un phénomène baptisé binge drinking (biture express). Selon l’étude publiée fin 2008 par le Service d’information promotion éducation santé (Sipes) de l’ULB, près d’un jeune de 12 à 20 ans sur trois s’adonne à cette pratique au moins deux fois par mois !

Le must des jeux de boisson : l’à fond capote

Et nos jeunes, alors, ça leur dit quelque chose ? Jusqu’ici, dans la classe, le débat était sous contrôle. Les profs quittent la salle. Place aux histoires de biture.  » Des jeux de boisson, oui on en a plein « , lance fièrement Yohan. Le must en la matière : l' » à fond capote « , qui, comme son nom l’indique, consiste à boire cul sec de la bière dans un préservatif. A moins que vous ne préfériez  » la guillotine « , qui consiste à déverser de la vodka en flux continu dans le gosier d’un volontaire jusqu’au trop-plein. Selon Valentine, le record serait de 43 secondes. Mouais.

Ces pratiques extrêmes nous préparent-elles une génération de mineurs alcooliques ? On n’en est pas là. Dans l’unité d’alcoologie du CHU Brugmann, on n’a encore jamais hospitalisé de mineurs. Mais le service est confronté à un rajeunissement de sa population.  » Auparavant, nos patients ne se manifestaient pas avant 40 ou 50 ans, indique Catherine Hanak, chef de clinique au service psychiatrie du CHU Brugmann. Aujourd’hui, nous avons de plus en plus de jeunes adultes de 20-30 ans.  » Le binge drinking, selon l’alcoologue, c’est inquiétant, mais ce n’est pas encore de l’alcoolisme. Néanmoins,  » cela peut être une voie d’entrée à la dépendance « , conclut-elle.

Autre sujet d’inquiétude, plus sournois, la banalisation de l’alcool chez les 15-25 ans. Pour Martin de Duve, directeur d’Univers santé,  » l’apprentissage de l’alcool se fait de façon anarchique. L’alcool se teste entre pairs, sans recul, et les nouveaux produits destinés aux jeunes, comme les alcopops, font qu’un ado passe facilement d’un orangina à un bacardi orange « .

 » L’alcool, ce n’est pas une drogue « 

A entendre les anecdotes des ados de notre classe de 5e, on a comme une impression de naïveté par rapport à l’alcool.  » On contrôle.  »  » L’alcool, ce n’est pas une drogue.  » L’étude du Crioc l’atteste : 85 % des jeunes de 10 à 17 ans considèrent que  » le premier verre n’est pas si dangereux, il suffit d’arrêter de boire à temps « .

Et quand on leur demande si les barmans ne devraient pas refuser de vendre de l’alcool aux jeunes, la réponse est éloquente :  » Si je suis allergique au chocolat, ce n’est pas la faute du supermarché.  » Ou encore, sur les open bars et autres tactiques marketing vis-à-vis des jeunes :  » Dans un bar, c’est normal qu’ils essaient de vendre plus d’alcool. C’est leur commerce. « 

Bon. Tentons une autre approche : ont-ils déjà abordé le sujet avec leurs parents ou à l’école ?  » On n’en a pas besoin. On est déjà assez informés par les médias.  » Gloups. Pas un mot sur les dangers de la consommation excessive d’alcool. Naïveté, encore ? Damien Favresse, chercheur au Sipes, branche le décodeur :  » Les jeunes ont un rapport abstrait au futur. Ils n’analysent pas leur consommation d’alcool en fonction des risques potentiels, mais plutôt en termes d’apport immédiat : désinhibition, sociabilité… « 

Selon l’OMS, l’alcool reste la première cause de mortalité chez les 15-24 ans. Mais dans la classe, cet après-midi, si tous les ados connaissent des histoires qui ont mal tourné, aucun ne se sent en danger, aucun ne voit l’intérêt d’améliorer la prévention. Peut-être parce qu’ils n’en ont jamais bénéficié.

 » En Belgique, l’alcool est le parent pauvre de la prévention « , s’insurge Martin de Duve. Ce dernier est aussi responsable du groupe porteur  » jeunes et alcool « , financé par la Communauté française et composé de neuf ASBL de prévention.  » Notre plate-forme, née en 2003, est l’unique organe dédié spécifiquement à la problématique alcool-jeunes. Nous sommes financés à hauteur d’un temps plein à l’année. C’est tout ce qui existe, en plus des ASBL actives dans la prévention au sens large.  » Quant à la prévention en milieu scolaire, elle semble quasi nulle. Parmi les élèves de notre classe de 5e, aucun n’a jamais entendu parler d’alcool dans l’enceinte de l’école.

Vins et bières bientôt interdits aux moins de 16 ans ?

Dans ce contexte, la permissivité des lois en la matière vient faire grossir le spectre d’une banalisation de l’alcool. A l’heure actuelle, la vente de spiritueux (alcools durs) est interdite aux mineurs. Par contre, la vente de bières et de vins n’est interdite que dans l’horeca. Dans les commerces, ces boissons sont donc en vente libre. Mais cela pourrait changer, dans la foulée du plan alcool mis sur pied il y a tout juste un an. La ministre de la Santé devrait déposer un projet de loi dans les prochaines semaines, visant à interdire également la vente des bières et vins aux moins de 16 ans dans les supermarchés, night-shops et autres.

Suffisant ?  » Jamais personne n’a refusé de nous vendre de l’alcool, que ce soit dans un café, un supermarché ou une épicerie, assure Pierre. En boîte, on nous demande parfois notre carte d’identité à l’entrée, point barre.  » Sans compter qu’en Belgique l’alcool est 13 % moins cher par rapport à la moyenne européenne…

Chloé Andries et Gilles Quoistiaux

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