Philippe Dauman  » Hollywood n’a pas le monopole du talent « 

Philippe Dauman dirige depuis 2006 l’un des plus grands groupes de divertissement de la planète, l’américain Viacom, qui diffuse ses programmes dans pas moins de 700 millions de foyers. Cet avocat de formation, fan de poker, a la haute main sur Paramount, qui a produit, notamment, Shutter Island (Martin Scorsese) et Transformers (Michael Bay). Il a relancé MTV, connue pour avoir révélé, dans les années 1980, Madonna et Michael Jackson à travers leurs premiers clips. Et, sous sa houlette, les chaînes pour enfants Nickelodeon – Dora l’exploratrice, Bob l’éponge- viennent d’enregistrer leurs meilleures audiences depuis dix ans. Son prochain pari : assimiler la culture des pays émergents.

Le Vif/L’Express : La France est le premier pays au monde à avoir mis en place un système de lutte contre le téléchargement illégal de films et de musiques, Hadopi. Comment se fait-il que Hollywood n’ait pas réussi à imposer cela sur son propre territoire ?

Philippe Dauman : Cela prend du temps de sensibiliser les pouvoirs publics sur les questions de propriété intellectuelle. J’applaudis la France pour cette initiative et, d’ailleurs, d’autres pays, comme le Royaume-Uni, l’Espagne et la Corée du Sud, suivent aujourd’hui la même voie. Il existe des lois aux Etats-Unis, mises en place par l’administration Obama, qui fonctionnent bien. J’en veux pour preuve l’opération menée il y a quelques semaines : les autorités ont coupé l’accès à des sites Web pirates. Pour autant, il faut aller plus loin, et un renforcement du dispositif est souhaitable. Un projet a été présenté en ce sens au Sénat avant les élections : il prévoit un système d’avertissement à l’encontre des contrevenants, comme en France, doublé de la possibilité de bloquer des sites Web illégaux qui enfreignent les règles de la propriété intellectuelle.

Viacom a engagé des poursuites et demandé 1 milliard de dollars au site de partage de vidéos YouTube, qui permettait de visionner des émissions et des séries produites par votre groupe. Mais vous avez été déboutésà

Nous avons entamé cette action voilà trois ans. Plusieurs tentatives d’accords ont eu lieu au préalable entre nos deux sociétés, sans succès. Nous avons pourtant des milliers d’accords de contenus différents avec d’autres partenaires. Lorsque les négociations avec Google, propriétaire de YouTube, ont abouti à une impasse, nous avons décidé d’attaquer en justice. Peu de temps après, YouTube a mis en place un système de filtrage des contenus sur son site. Notre procès a donc joué un rôle dans le changement d’attitude de la société. Il y va de l’intérêt de tous de trouver des modèles économiques pour dégager des revenus sur Internet. Certes, nous avons perdu notre procédure, mais nous pensons que la décision rendue n’est pas correcte : nous avons donc fait appel et attendons le résultat pour l’année prochaine.

Vous avez refusé de mettre à disposition vos séries télévisées sur le service iTunes d’Apple et avez retiré certains contenus du site de vidéos Hulu, très populaire aux Etats-Unis. Pourquoi ?

Nous offrons depuis longtemps nos films et shows télévisés sur iTunes en téléchargement définitif. Mais le nouveau modèle de location d’Apple, à un prix bien plus bas et sous certaines conditions, ne nous convenait pas. Ce n’était pas intéressant pour nous. D’ailleurs, la plupart des groupes de médias, à l’exception de Disney, ont pris la même décision. Cela ne veut pas dire qu’on ne trouvera pas un terrain d’entente avec Apple. Nous avons des marques fortes, comme Nickelodeon, MTV, BET, Comedy Centralà Notre métier est de créer des contenus et de les diffuser de toutes les façons possibles, mais avec un modèle économique pertinent. Internet représente une nouvelle forme de distribution qui s’apparente à un véritable terrain d’expérimentation. Sur Hulu, nous avons retiré deux shows télévisés au terme d’une période de test. Ce site va proposer des services payants d’ici peu et nous verrons alors ce que nous ferons. Nous ne sommes pas toujours en pointe sur la Toile mais il nous arrive aussi de prendre des initiatives. C’est le cas avec notre chaîne Epix, qui propose un nouveau modèle d’abonnement mensuel pour visionner à volonté des contenus de différents studios – MGM, Lionsgate et Paramount. Nous sommes ouverts à la collaboration avec des sociétés européennes pour offrir ce type de service en dehors des Etats-Unis.

Selon le livre dont est tiré le film The Social Network, le président de MTV aurait proposé 1,5 milliard de dollars à Mark Zuckerberg, en 2005, pour acheter le réseau social. Vous avez des regrets ?

Beaucoup d’histoires circulent sur Facebook. Il y a eu des discussions avant mon arrivée à la tête de Viacom, en 2006. Mais, pour ce que j’en sais, Facebook n’a jamais été à vendre. Le fondateur est déterminé à poursuivre seul sa destinée et ce n’est ni une question de prix, ni une question d’identité de l’acheteur. Après, certains individus fantasment sur ce qu’ils pourraient, auraient ou devraient avoir fait. Pour ma part, je vis dans le présent et je regarde vers le futur.

Le futur, parlons-en : le plan de relance américain s’achève alors que les résultats des élections de mi-mandat laissent un paysage politique divisé. N’est-ce pas une double menace pour l’avenir ?

La situation politique n’aura aucun impact sur le plan de relance américain. D’ailleurs, nous observons des signes de rebond de l’économie. Depuis un certain temps déjà, nous notons des améliorations tangibles, notamment dans nos activités. Les revenus publicitaires de nos chaînes de télévision s’améliorent de mois en mois, que ce soit aux Etats-Unis ou sur les autres marchés où nous opérons. En revanche, ces élections de mi-mandat ont fait peser beaucoup d’incertitudes sur l’avenir, les entreprises ont retardé leurs investissements jusqu’à ce qu’elles puissent connaître, non seulement le résultat, mais également l’évolution du cadre réglementaire. Désormais, que l’on soit en accord ou non avec ce vote, nous sommes certains qu’il n’y aura pas de décisions politiques radicales ou extrêmes dans le champ économique : elles seront toutes le fruit d’un compromis entre républicains et démocrates. A partir de là, les investissements industriels peuvent reprendre, et même s’accélérer, dans un environnement politique clarifié. Comme je vous l’ai dit, le marché publicitaire croît, ce qui est un indicateur clé pour beaucoup d’autres activités. Je suis donc optimiste pour l’avenir aux Etats-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, en France ou en Allemagne, où l’on voit des signes de stabilisation. Nous sommes engagés sur le chemin de la reprise. Maintenant, le plus grand problème à résoudre reste les déficits des Etats qui pèsent sur les citoyens. Les gouvernements doivent encourager les investissements, car la véritable reprise se fera quand le secteur privé augmentera ses dépenses pour créer de l’emploi.

Les entreprises du divertissement comme Viacom profitent généralement de la crise, non ?

Un contexte économique dégradé est une mauvaise chose pour tout le monde. Il est vrai qu’en période de crise les gens voyagent moins, sortent moins, et que le dernier budget qu’ils souhaitent réduire est celui du divertissement. D’ailleurs, les entrées en salles sont en progression mais, en même temps, les consommateurs achètent moins de DVD, donc je ne dirais pas que c’est une bonne nouvelle. En revanche, notre studio Paramount s’est engagé dans une stratégie de contrôle de ses coûts, en se concentrant sur moins de sorties chaque année mais sur des films à suite, comme Transformers, Star Trek ou encore Mission : Impossible, tous issus de séries TV. Nous avons déjà fait cela avec Avatar : cette série pour enfants a donné naissance au film Le Dernier Maître de l’air, qui a enregistré 300 millions de dollars au box-office. De même, Jackass 3D, développé sous la marque MTV, a déjà cumulé plus de 100 millions de dollars de recettes au cinéma. Nous essayons aussi de créer de nouvelles  » franchises  » comme le dessin animé Rango, avec Johnny Depp, qui sortira en 2011, réalisé sous la marque de notre chaîne de télévision pour enfants Nickelodeon. Sans parler de Paranormal Activity, que nous avons découvert pendant un festival : ce film a coûté 11 000 dollars à produire ; nous l’avons acheté 200 000 dollars, il a rapporté plus de 100 millions de dollars aux Etats-Unis. Et la suite, actuellement en salles, a déjà dégagé 70 millions de dollars de recettes.

Pourtant, de grands studios vont mal. Disney a vendu sa branche de productions indépendantes Miramax, MGM vient de se déclarer en faillite et Lionsgate subit le raid de Carl Icahnà

Pour survivre dans ce secteur, vous devez avoir de solides bases financières. 1 film sur 4 seulement rentre dans ses frais. Il faut pouvoir encaisser les échecs pour continuer à exister. C’est pour cela qu’on ne peut se permettre d’avoir une structure trop endettée et qu’il vaut mieux disposer d’un portefeuille diversifié pour limiter les risquesà comme lorsque vous investissez en Bourse. Concernant MGM, le studio est passé de main en main, il a été racheté par endettement et fait face à des problèmes de remboursement. Cela dit, MGM possède un catalogue important de films, même s’il n’en a pas réalisé depuis longtemps ; il est en train de se réorganiser et devrait sortir bientôt de nouveaux longs-métrages. Pour les films indépendants, la situation est plus compliquée, car les sources de financement se sont taries avec la crise. Mais elles reviennent grâce aux investisseurs étrangers. L’indien Reliance est devenu le principal actionnaire du studio de Steven Spielberg, DreamWorks, et on voit également arriver des capitaux turcs ou russes.

Ce n’est pas un phénomène nouveau à Hollywood. On a bien vu des français comme Vivendi tenter l’aventureà

C’est assez banal en effet. Des groupes ou des familles font fortune dans l’acier, le zinc, la distribution, que sais-je encore, mais ils découvrent rapidement qu’il est bien plus amusant de faire des films. Vous ne savez jamais d’où vont venir les nouvelles sources de financement. D’ailleurs, il s’agit non seulement d’argent, mais aussi de talents. Par exemple, en Russie, on voit émerger une nouvelle production grâce à une plus grande liberté d’expression et à une tradition qui revit. De très belles salles de cinéma se construisent et constituent de nouveaux débouchés et sources de revenus pour ces créations. Sans surprise, l’Inde est aussi un marché très dynamique, sur lequel on trouve à la fois la production, la distribution et le financement de films.

Vous tentez d’imposer vos chaînes de télévision sur ces marchés. Pourquoi ?

Chacune de nos chaînes s’adresse à une cible particulière. Les enfants pour Nickelodeon, les adolescents pour MTV. Nous avons retravaillé la marque MTV, présente dans de nombreux pays, y compris en Belgique, pour qu’elle soit plus en phase avec la génération des 12-34 ans d’aujourd’hui. Grâce à de nouveaux programmes, cela a fonctionné, puisque les audiences sont reparties à la hausse. Nous nous positionnons également sur des groupes ethniques. Ainsi, BET s’adresse aux Afro-Américains et nous avons décidé de la développer dans d’autres pays, le Royaume-Uni, l’Afrique, et récemment le Moyen-Orient. Nous avons aussi lancé une chaîne en Inde, Colors, qui avait pour objectif d’atteindre la sixième position en termes d’audience. Finalement, nous avons eu la bonne surprise de la voir devenir n° 1. Devant la demande de la communauté indienne installée aux Etats-Unis, Colors a été commercialisée outre-Atlantique, puis au Royaume-Uni cette année. Nous investissons beaucoup en recherche pour savoir ce qu’attendent les spectateurs, comprendre comment ils vivent et ce qu’ils veulent.

Craignez-vous la concurrence du cinéma issu des pays émergents ?

Non, nous apprécions la diversité culturelle de ces pays. Et nous gardons un avantage de taille : les grands studios hollywoodiens officient sur un énorme marché intérieur, grâce auquel il est possible de réaliser des superproductions comme Transformers, ce qui reste très difficile à reproduire dans d’autres pays. De notre côté, lorsque nous produisons un film, nous travaillons de plus en plus à la distribution internationale. Transformers a rapporté davantage d’argent en dehors des Etats-Unis que sur le seul marché américain. C’est un phénomène que l’on constate de plus en plus souvent. Nous devons également faire appel à des talents du monde entier. Chez Paramount, nous finançons et distribuons des créations espagnoles, anglaises, etc. Nous avons une structure de distribution à l’international, qui sert non seulement aux créations hollywoodiennes, mais également à des produits locaux. Nous aimerions être plus impliqués dans la production dans le monde entier.

Propos recueillis par emmanuel Paquette

 » nous investissons beaucoup en recherche pour comprendre ce que veulent les spectateurs « 

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