Peurs sur la Belgique

2014, la Belgique a deux fois rendez-vous avec l’Histoire. Il y a cent ans, elle était à la veille d’être happée par la Grande Guerre. Dans cinq mois, elle affrontera  » la Mère de toutes les batailles électorales « . Le Vif/L’Express plonge au coeur de ces deux Belgique envahies, à cent ans d’intervalle, par la peur du lendemain.

1914-2014. Un siècle, deux mondes. A cent ans d’écart, une Belgique qui retient son souffle. Hier, une nation vivait dans une vague hantise d’être brutalement agressée de l’extérieur. Aujourd’hui, un pays vit dans la crainte de se déliter en douceur.

La première de ces alarmes s’est tragiquement vérifiée, le 4 août 1914. L’Allemagne viole les frontières de la Belgique neutre, impose pour quatre ans sa loi par le feu et le sang. Un monde s’écroule, balayé par la Grande Guerre. Cet été, ce passé centenaire reviendra en mémoire. A ce moment-là, les Belges sauront si la seconde appréhension, d’une brûlante actualité celle-là, est devenue ou non réalité. Le 25 mai, Flamands et francophones auront eu rendez-vous avec  » la mère de toutes les élections « . Peut-être le verdict des urnes aura-t-il plongé le pays dans une nouvelle paralysie prolongée, si d’aventure la Flandre se jetait massivement dans les bras des nationalistes flamands.

Un nain géographique mais un géant économique

La Belgique est à un autre tournant de son existence. Il y a cent ans, certains déjà ne donnaient pas cher de sa peau.  » Les Belges feront la haie pour nous regarder passer « , se gausse l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, à la veille de l’ultimatum adressé le 2 août 1914. Le diplomate est persuadé que l’Empire allemand ne fera qu’une bouchée de son petit voisin. Ce pays  » artificiel  » est à ce point divisé par l’agitation politique, sociale, linguistique, qu’il ne doit plus son existence qu’au bon vouloir de l’Europe. Le moment venu, il sera incapable d’unir ses forces vives dans un ultime sursaut.

 » Que la Belgique eût à surmonter une crise, nul doute qu’elle ne s’effondrât. Que de fois les augures avaient prédit sa disparition « , relève Henri Pirenne dans sa monumentale Histoire de Belgique écrite entre 1900 et 1931. Au XIXe siècle, le puissant Bismarck prenait déjà les paris, comme le rappelle l’historien Vincent Dujardin (UCL) :  » En 1866, le chancelier allemand déclare : « Je considère que la Belgique, à la longue, ne pourra être un Etat viable ».  » Pourtant, les Belges forcent l’admiration hors de leurs frontières. Ils forment  » la plus dense, la plus riche, la plus industrieuse des populations du globe « , s’extasie à l’aube du XXe siècle Jean-Gabriel Tarde, sociologue français de renom. Ce nain géographique est encore un géant économique.  » Jamais son essor économique ne l’avait porté aussi haut qu’en 1914, jamais la prospérité nationale ne fut plus grande « , souligne toujours Henri Pirenne. Mais cette façade de puissance cache une vraie fragilité. L’éminent historien gantois est un témoin privilégié de cette Belgique qui vit sur un volcan.  » En réalité, une crise politique, économique et sociale la travaille.  »

Ses élites au pouvoir peinent à moderniser en profondeur cette terre de paradoxes. Economiquement ouverte sur le monde, mais diplomatiquement enfermée dans une intenable neutralité. Petit paradis fiscal pour entrepreneurs fortunés, mais enfer social pour bien des prolétaires sous-payés.  » Dans aucun pays de l’Occident de l’Europe, le coût de la vie n’était aussi bas, nulle part les impôts aussi peu élevés, mais nulle part non plus les salaires n’étaient aussi minimes « , résume Henri Pirenne.

Les premières fêlures nord-sud

Cette société d’ordres se déchire sur les questions sociale, scolaire, religieuse, électorale. L’intense ferveur patriotique qui se manifeste à la veille de la guerre masque de plus en plus mal les premières fêlures entre Flamands et Wallons.

Le pays choisit encore de fermer les yeux. Henri Pirenne en est aussi le témoin :  » A la veille de la guerre mondiale, les signes avant-coureurs de la catastrophe avaient beau se multiplier, on ne voulait pas ou on n’osait pas les voir.  » La Belgique préfère s’illusionner jusqu’au bout, s’afficher en modèle d’entente entre les peuples européens.  » Etre Belge, c’était une manière d’être Européen, puisque la Belgique elle-même était un microcosme de l’Europe.  » Cette posture avant-gardiste ne lui épargne pas les affres de quatre années de guerre.

Le premier cataclysme mondial enterre la Belgique de 1914. Un pays où l’on se bat encore jusqu’à en mourir pour obtenir le droit élémentaire de voter : les élections générales de 1912, les dernières avant la guerre,  » donnent lieu à des violences graves qui font quatre morts à Liège « , rappelle Vincent Dujardin. Un pays où la femme n’est que source de méfiance pour l’homme, même quand il est de gauche :  » Nos femmes nous échappent aujourd’hui parce que le prêtre les tient « , soutient le dirigeant du Parti ouvrier belge Emile Vandervelde.

L’amour sacré de la patrie en prend un coup

C’est un pays où les socialistes n’ont pas encore goûté à l’ivresse du pouvoir, où les partis politiques sortent de la préhistoire. Où l’appareil gouvernemental reste rudimentaire, l’Etat-providence un concept saugrenu, et la sécurité sociale une pure fiction. Où le Roi, non seulement règne, mais prétend encore parfois gouverner.

Cette Belgique autrefois unitaire, jadis puissance coloniale et économique, s’est métamorphosée. Elle a hérité de colossaux défis budgétaire et communautaire, qui ne font qu’embrouiller les enjeux politique, économique, social. En cent ans, elle a aussi spectaculairement perdu foi dans le secours de la religion catholique.  » On est passé d’un catholicisme de masse, parfois franchement sociologique, à un catholicisme de conviction plus oecuménique « , reprend Vincent Dujardin.

L’amour sacré de la patrie a pris un sérieux coup. Il a fait place au doute existentiel. L’émancipation flamande y est pour beaucoup. Ce combat n’est pas seulement monté en puissance. Il a radicalement changé de visage, relève l’historien de l’UCL.  » Ce n’est plus du tout la lutte du mouvement flamand pour la culture, la flamandisation de l’université ou de l’enseignement obligatoire. Le nationalisme flamand est devenu socio-économique, hostile à des transferts financiers nord-sud qui, en 1914, étaient sud-nord.  »

La menace est intérieure

La roue de l’Histoire n’a pas tout broyé. Elle n’a pas eu raison de ce qui commence déjà à sauter aux yeux, à la veille de la guerre : la Flandre vote plus à droite, la Wallonie plus à gauche. Les chemins n’ont depuis cessé de se séparer. La Belgique en devient difficilement gouvernable. 541 jours d’impasse politico-communautaire en ont même fait l’homme malade de l’Europe, en 2011.

Le péril n’est plus aux frontières. La menace est intérieure. Elle porte un nom, elle a un visage : la N-VA de Bart De Wever. Qui fait la pluie et le beau temps en Flandre, domine l’agenda politique du pays. C’est elle qui pourrait faire l’Histoire, en mai 2014.

Que les nationalistes flamands remportent la partie haut la main aux élections, et ils pourraient se rendre mathématiquement incontournables à l’un ou l’autre échelon du pouvoir, imposer leur loi ou replonger le pays dans l’imbroglio politique. Qu’ils échouent au scrutin, et ce pourrait être l’amorce du déclin.

C’est un peu quitte ou double pour Bart De Wever et sa formation. Ils seront plus que jamais la cible d’une obsession commune à tous les autres partis traditionnels en campagne : comment faire mordre la poussière aux nationalistes flamands et à leur homme providentiel, pour donner une chance au pays de surmonter un cap difficile de son existence. Un de plus. 1914 – 2014 : la Belgique vit dangereusement.

Les chiffres des encadrés proviennent des sources suivantes : Annuaire statistique de la Belgique et du Congo belge 1913 – 1914 – INS – Fédération Wallonie-Bruxelles – Eurostat – FEBIAC

Dossier réalisé par Pierre Havaux

 » Jamais la prospérité nationale ne fut plus grande qu’en 1914  »

Un diplomate allemand à la veille de l’invasion d’août 1914 :  » Les Belges feront la haie pour nous laisser passer  »

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