Péril vert

On a évoqué déjà dans ces colonnes, à propos de son premier roman, Veuves au maquillage, paru en 2000, l’heureux penchant de Pierre Senges à considérer la subversion comme un des beaux-arts. Ou, mieux encore, l’art de bien écrire comme un outil privilégié de la subversion. Le mot lui-même ne serait-il pas, avec sa bonne mine d’enfant sage du dictionnaire, pareil à ces végétaux qui, tout en faisant le beau dans les herbiers sous l’habit vert de l’écologie militante, n’attendent qu’une occasion pour déliter un rempart ou faire son affaire à un bourgeois? Nous voilà, du coup, plongés en plein coeur de Ruines-de-Rome, ce deuxième roman qui n’emprunte pas son titre à la fugitive mauvaise humeur de Coriolan, mais à la botanique où cette herbe, autrement appelée « cymbalaire », fait figure de « petite linaire aux feuilles arrondies, des plus communes entre les pierres des murailles ». Après l’une de ses armes favorites, voici le terroriste lui-même, sous les espèces d’un employé du cadastre qui « végète » dans son officine obscure en falsifiant des plans obsolètes mais indicatifs en quelque sorte d’un plan plus vaste: celui de la destruction de la ville par l’invasion sournoise des herbes et plantes en tout genre. (L’auteur évoque à ce propos la reproduction galopante de la jacinthe d’eau qui a requis l’intervention de l’armée aux Etats-Unis; mais, plus près de nous, rappelons qu’un missionnaire belge, avec un plant de cette fleur qu’il affectionnait, a infesté le fleuve Congo au point d’y compromettre la navigation.)

Voilà pour la trame (celle dont on fait les complots), mais le sens même de la fable de Senges, c’est de la transcender dans un tourbillon de propositions, de paradoxes, de roueries multiples qui – ainsi que les couleurs de l’arc-en-ciel virent au blanc -, creusent l’abîme du non-sens (voire de l’absurde, qui est du non-sens sur pied de guerre) sous le pas du lecteur. Et, pour mener la ronde, il y a d’abord l’herbier, avec ce sérieux familial qu’inspirent ses classifications et avec les perversions qu’elles cautionnent en douce. Ainsi, chacune des courtes « séquences » qui, tout au long du livre, expriment les réflexions et les enseignements séditieux du narrateur est-elle patronnée par un végétal dont les propriétés sont, de près ou de loin, en rapport avec ce développement. Et dont les noms chantent comme des formules de grimoire: culotte du diable, gants de Notre-Dame, petit-dragon vulgaire… On suit le jardinier saboteur dans ses pérégrinations à travers la ville, ses agressions silencieuses contre les bâtiments publics, ses effractions de jardinets, ses attentats nocturnes avec escalade, sa quête infatigable des fissures et lézardes où, armé de son discret arrosoir, il instille et féconde le venin de ses semences. Plus tard, il amènera aussi, par de subtiles manoeuvres, sa voisine de palier – soeur de son partenaire aux cartes, fraîchement décédé – à collaborer à son oeuvre par le biais d’une tombe à fleurir. Ce jupon gris et peu coquet, qui passe comme une ombre dans la vie de ce quasi-solitaire, ajoute une question sans réponse – et peut-être le ferment d’un doute – à celle qu’il se pose par ailleurs: son action aboutira-t-elle au chaos originel? Ou bien, interrompue en cours de route, donnera-t-elle naissance à un jardin d’Eden? Et s’il connaît son Apocalypse sur le bout des doigts (il s’y réfère d’abondance, comme d’ailleurs la végétale « trompette de l’ange » y invite), doit-il y voir un commencement ou une fin? Dans quel sens faut-il lire les Ecritures? Sous ses dehors de jeu floral, la fable mène ainsi le « terroriste » à s’interroger sur le « sens » de ce qui n’en a peut-être pas ou qu’il aurait mal interprété. On serait tenté de penser que tout le jeu consiste à déchiffrer le propos selon les principes du boustrophédon, cette écriture archaïque qui se lisait alternativement de gauche à droite et de droite à gauche, comme les boeufs tracent les sillons d’un champ. Autrement dit, ce texte, que d’aucuns pourraient qualifier de bavard s’il était linéaire, revêt toute la splendeur d’un labyrinthe (végétal, évidemment) sans Minotaure ni fil d’Ariane, où l’on circule avec un plaisir extrême. Parce qu’y règnent les séductions de l’intelligence, les subtilités de la subversion et le postulat du doute, servis par une écriture fulgurante et qui prouve, une fois encore, que la dictature de la « phrase courte » procède d’un terrorisme stupide. Quant à la richesse du vocabulaire, elle est bien consolante – et, surtout, jouissive – alors que sévit en force le langage binaire des préaux, lâchement relayé par la courtisanerie jeuniste. Ce n’est pas seulement une question de forme: le mot comme outil de subversion… On en parlait plus haut. Encore faut-il que l’éventail de ses stratégies dépasse les disjonctions sommaires du « génial » et du « nul », du « cool » et du « à chier ». On ne quitte pas le sujet en épinglant, sous l’intitulé « langue d’oiseau », autre nom du « volubilis », le propos du narrateur envisageant l’échec de sa « mission ». Et qui – pour s’excuser vis-à-vis de ses descendants d’avoir choisi « une apocalypse végétale au détriment du soulèvement » – leur avoue que « l’anarchiste fatigué, las, désabusé, amateur de roseraies, s’est plus fréquemment surpris à employer le mot volubile que celui de révolte« . Méfiance! On serait plutôt enclin à débusquer derrière ce surgissement d’humilité benoîte et d’esprit démissionnaire l’ultime rouerie d’un jardinier des mots, soucieux, lui aussi, d’occulter leur travail de sape.

Ruines-de-Rome, par Pierre Senges. Verticales, 252 p.

DE GHISLAIN COTTON

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