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Felwine Sarr : »Pensons un « nous » qui n’est pas construit contre les autres »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’économiste, musicien et écrivain sénégalais appelle à gagner la bataille oubliée de la qualité des relations entre individus et à opérer un tournant civilisationnel en changeant notre mode de production. Comment préserver les conditions de la vie humaine alors que nous les mettons en péril à une vitesse vertigineuse ?

Dans votre essai Habiter le monde (1), vous constatez que, malgré des millénaires de civilisation humaine, la qualité des relations entre individus reste médiocre. Comment l’expliquez-vous ?

Bien qu’il soit inégalement réparti dans le monde, nous avons beaucoup avancé sur le progrès matériel : maîtriser la nature, mieux organiser les sociétés et l’habitat, améliorer les conditions de la vie… Et nous avons oublié la qualité des relations entres les individus, les sociétés, entre les humains et le vivant. La modernité occidentale a gagné la bataille de la quantité ; celle de la qualité doit encore être remportée.

L’égoïsme du bien-être est-il le sentiment qui guide la plupart des Etats riches, notamment à l’égard des migrants ?

Les extraordinaires moyens de communication dont nous disposons nous rendent sensibles aux incendies en Amazonie et nous font partager le destin de la communauté humaine. Nous sommes embarqués dans le même bateau-monde et subissons les mêmes contraintes globales. Mais les règles de l’économie néolibérale entraînent une inégale répartition des ressources. Une minorité profite d’un maximum de richesses au détriment des autres. Au lieu de considérer que la planète recèle assez de ressources pour subvenir aux besoins de tous les humains, au lieu de réactiver des solidarités à un niveau global, nous érigeons des barrières. Les frontières sont devenues des lieux de filtrage élitiste où on sélectionne ceux qui sont qualifiés et peuvent apporter une plus-value à la société. Les autres, on n’en veut pas. Or, quand ils arrivent tout de même sur leur lieu d’émigration de manière clandestine, les études statistiques montrent qu’ils contribuent positivement à l’économie, à la démographie, à la culture…

Le défi migratoire est une question technique. Nous avons les moyens de la résoudre.

Prônez-vous une politique de  » frontières ouvertes  » ?

Il ne s’agit pas d’ouvrir les frontières. Il s’agit de comprendre pourquoi les gens émigrent. Si on fait en sorte que les territoires du monde offrent aux individus les possibilités d’épanouir leur capital humain, les flux vont certes continuer mais à une autre échelle et de manière différente. Ils seront régulables. C’est une question technique. Nous avons les moyens de la résoudre. Nous ne nous employons pas à le faire.

Mais vous affirmez aussi que la limite, la frontière est constitutive de l’identité et de la reconnaissance de l’altérité…

Les groupes humains ont besoin, pour s’identifier, de marquer une limite qui est aussi le lieu de la reconnaissance de l’autre. Réfléchir de cette façon est intéressant. Mais peut-être devrions-nous aller plus loin et nous poser la question du  » nous « . Son fondement actuel réside dans la langue, la race, le territoire, les us et coutumes. Celui qui appartient à ma communauté est celui qui me ressemble au plan linguistique, culturel… Mais si je me place au niveau de la communauté des êtres humains, si je considère que les géographies, les langues, les cultures sont des spécificités relatives et mineures, l’autre est dans mon  » nous  » et il n’est plus un étranger. L’étranger, alors, est peut-être celui qui vient de Mars. Du coup, la vision du sentiment d’appartenance change complètement. Mon  » nous  » n’est pas construit contre les autres.

Vous êtes attaché à la notion de bien commun. Que vous inspire l’actualité de la polémique autour des incendies de la forêt amazonienne ?

C’est un désastre absolu. On incendie la forêt amazonienne pour y cultiver du soja qui va nourrir une industrie de la viande et qu’importent pour leurs élevages les pays qui critiquent Jaïr Bolsonaro. Cela me fait rire. On met en place un système qui dévaste la planète et on pointe du doigt ceux qui sont au bout de la chaîne. C’est la grande question de notre époque : comment préserver les conditions de la vie humaine alors qu’on les met en péril à une vitesse vertigineuse ? Le travail scientifique est là pour nous rappeler que nous sommes dans un univers de stocks. Les ressources ne sont pas illimitées. Mais nous continuons à être dans une illusion de la croissance infinie. Tous les signaux sont au rouge. Et pourtant, au-delà du discours grandiloquent des grands-messes, nous ne sommes pas prêts fondamentalement à changer de mode de production et de civilisation. Où faut-il agir, puisque l’information est disponible, pour que nous prenions un tournant civilisationnel ? C’est comme si la seule leçon que nous sommes en mesure de tirer est celle du  » bout du mur « . Cette perspective est inquiétante.

Le soja brésilien alimente l'industrie de la viande en Europe.
Le soja brésilien alimente l’industrie de la viande en Europe.  » On met en place un système qui dévaste la planète et on pointe du doigt ceux qui sont au bout de la chaîne « , juge Felwine Sarr.© MARCELINO UESLEI/REUTERS

Prônez-vous plutôt une action à partir de la base, les citoyens, les associations, ou croyez-vous encore à la possibilité d’un sursaut du politique ?

Les sociétés civiles peuvent beaucoup oeuvrer à créer une conscience citoyenne sur ces questions. Elle est déjà là, d’ailleurs. Il reste que les leviers d’action sont toujours aux mains des politiques et des détenteurs du pouvoir économique. Si les Etats-Unis ne ratifient pas les accords sur le climat, les conséquences sont incroyablement préjudiciables. On culpabilise les consommateurs en leur transférant la responsabilité du dérèglement. Bien sûr, ils doivent trier leurs déchets et adopter des comportements écologiques. Mais l’impact est marginal par rapport à ce que pourraient faire les industriels et les politiques. L’enjeu est démocratique. Si ces gens-là ont un mandat, comment se fait-il qu’ils agissent à l’encontre des intérêts de l’humanité ?

La disparition des biens culturels des Etats africains à cause de la colonisation entrave la reconstruction des sociétés d’un point de vue spirituel, dites-vous. De quelle façon ?

Pour la plupart, ces biens n’étaient pas des oeuvres d’art, mais des objets du culte et du quotidien. Ils avaient une dimension très forte pour les communautés et leur procuraient un équilibre métaphysique, à travers la place de l’invisible dans le visible. Tous les peuples ont besoin de leur patrimoine culturel pour l’interroger et pour le réinventer. Il est le matériau de leur créativité. Le continent africain a des défis économiques, politiques, sécuritaires à relever. Il a besoin de reconstruire des infrastructures psychiques de confiance en soi et d’estime de soi. Abomey (NDLR : dans l’actuel Bénin) a connu de grands royaumes. En 1892, le général français Alfred Dodds a pillé celui de l’époque et emporté les insignes royaux et régaliens. Un jeune Béninois n’en trouve plus aucune trace chez lui aujourd’hui… On ne peut pas accepter que 90 % des oeuvres du Bénin soient conservées au musée du Quai Branly, à Paris. A Faro en 2005 (NDLR : à l’occasion de l’adoption de la convention-cadre sur la valeur du patrimoine culturel pour la société), les Etats-membres du Conseil de l’Europe ont entériné un droit au patrimoine des jeunesses européennes. Pouvez-vous imaginer quelles seraient les réactions en Europe si toute la peinture française ou flamande était conservée au Sénégal ?

La modernité occidentale a gagné la bataille de la quantité, pas celle de la qualité.

Y a-t-il une prise de conscience réelle des dirigeants européens sur la question de la restitution des oeuvres africaines ?

Il y a une prise de conscience de la part des sociétés civiles en France, en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, aux Etats-Unis, à Singapour… Mais les dirigeants ont toujours des rationalités politiques. Ils n’arrivent jamais à prendre en considération une question pour ce qu’elle est fondamentalement. Se greffe toujours dans leur analyse une lecture du bénéfice politique qu’ils peuvent en tirer. La solution a beau être équitable, juste, et s’inscrire dans le sens de l’histoire ; des petites négociations conjoncturelles viennent toujours s’immiscer. Le plus important pour moi est que l’on ait pu jeter un regard sur ce pan de l’histoire et discuter à une large échelle de sa signification. Peut-être qu’à partir de ce débat émergera un nouveau type de relations.

Le Sénégal est-il une démocratie qui fonctionne globalement bien ?

Le Sénégal est une démocratie électorale. Les élections fonctionnent. L’alternance au pouvoir se passe sans violence. Mais l’élection n’est pas la démocratie. La démocratie est un écosystème avec des mécanismes qui assurent la participation du plus grand nombre et avec des contre-pouvoirs. Chez nous, ceux-ci ont été complètement affaiblis par le pouvoir exécutif. La justice, par exemple, n’est pas indépendante. Mais la démocratie en Afrique est évaluée avec des standards très bas. Voir un pays assurer une transition démocratique en douceur est perçu par les Occidentaux, avec une certaine condescendance, comme un grand bonheur. Les Sénégalais ne doivent pas se satisfaire de ce jugement. Il faut que nous forgions une démocratie substantielle.

Habiter le monde, par Felwine Sarr, Mémoire d'encrier, 2018, 44 p.
Habiter le monde, par Felwine Sarr, Mémoire d’encrier, 2018, 44 p.

Comment renouveler les structures psychiques de la communauté humaine comme vous l’appelez de vos voeux ?

Par la culture, l’éducation et le travail sur les imaginaires. Les arts, les musiques, les littératures, la philosophie, les représentations du monde sont les lieux où l’on renouvelle les structures psychiques de la communauté et où peuvent s’opérer les changements profonds. La contrainte et la police peuvent amener une communauté à éviter des comportements inciviques. Mais le jour où ce système coercitif disparaîtra, ils recommenceront. Par contre, si l’idée du respect de l’environnement est intériorisée par la culture psychique de la communauté, qui y trouve son intérêt, le système de contrôle et de répression, coûteux, devient superflu. Les révolutions politiques fondamentales se fondent toujours sur de vraies révolutions culturelles.

(1) Habiter le monde, par Felwine Sarr, Mémoire d’encrier, 2018, 44 p.

Bio express

1972 : Naissance le 11 septembre à Niodior, au Sénégal.

2000 : Publie son premier album musical Civilisation ou barbarie.

2007 : Professeur d’économie à l’université Gaston Berger de Saint-Louis.

2009 : Publie son premier roman, Dahij (L’Arpenteur).

2016 : Afrotopia (éd. Philippe Rey).

2018 : Mission d’étude, avec l’historienne de l’art Bénédicte Savoy, sur la question de la restitution des oeuvres d’art africaines présentes dans les musées français.

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